lundi 1 avril 2013

A propos de l'exposition Murano au musée Maillol

Les noces alchimiques du solide et du fragile

Murano c'est six siècles de création. Jusqu'au 28 juillet, une exposition au musée Maillol conte l'aventure extraordinaire d'un îlot de la lagune vénitienne qui se prit de passion pour un matériau aux lointaines origines alchimiques : le verre. Dur et fragile ; transparent, opaque ou multicolore. Se prêtant par l'action de la chaleur à toutes les formes jusqu'aux plus folles, lorsqu'on le découvre il vaut plus que l'or. Il conserve parfaitement les matières périssables et les liquides. Il remplace même avantageusement le cristal de roche. Devenu miroir par l'adjonction d'une fine couche métallique, l'homme peut connaître son image plus précisément que par le reflet mouvant de l'onde ou celui, noir ténébreux, de l'obsidienne.
Nulle part au monde le verre n'aura ainsi été autant travaillé - pour ne pas dire choyé - qu'à Murano. Aujourd'hui encore ses ateliers excellent. Le Musée Maillol commence d'ailleurs son exposition toute en lumière et en créativité par quelques chefs-d'oeuvre contemporains. Puis il remonte le temps. Quand, dès la fin du Moyen Âge, sort des fours brûlant nuit et jour cette lave de silice en fusion qui, aussitôt modelée par des équipes virtuoses, devient vase, coupe, bijou, lustre, richesses de la Sérénissime. Les maîtres verriers avaient copié les recettes de l'Orient puis ils ont développé les leurs, toujours en grand secret, alimentant un marché d'ampleur européenne, puis mondiale. Premiers clients : les familles Este, Gonzague ou Médicis qui président à l'avènement de la Renaissance. Suivent les empereurs de l'âge classique et, ensuite, les palais bourgeois, les opéras, les vitrines des plus grandes marques nées avec l'Art déco des années 1920 ou celui du modernisme des années 1950...
La sélection est forte de deux cents pièces, dont de nombreuses inédites ou exceptionnellement exposées. Elles viennent des collections publiques italiennes ou de prestigieux fonds privés. Les créations récentes ont participé au succès des dernières Biennales. Elles sont signées Othoniel, Jan Fabre, ORLAN ou encore Mona Hatoum. Elles témoignent d'une tradition d'accueil de plasticiens, ravivée après-guerre par Peggy Guggenheim. Sous son règne s'étaient en effet succédé à Murano Arp, César, Fontana... Faut-il citer d'autres noms ? Les plus grands artistes et designers semblent unanimement fascinés par ce médium, tellement propice à l'expression.

Un Musée du reflet et de la lumière

Joyau de Murano, le Museo del Vetro est un des principaux prêteurs.

Ancienne résidence des évêques du diocèse de Torcello, le Musée du verre de Murano est le deuxième musée le plus visité de Venise, après celui de l'Accademia. Derrière son élégante façade armoriée dominant le canal San Donato, un des deux canaux principaux de Murano, et autour de son patio conservant de beaux vestiges du gothique flamboyant, les aménagements et reconstructions se sont succédé. En 1805, lorsque le diocèse Torcello fut aboli, la propriété passa aux mains du patriarcat de Venise qui, à son tour, la vendit à la municipalité de Murano, laquelle, en 1848, en fit son hôtel de ville. Le musée et les archives ont été installés en 1861, d'abord dans la salle centrale du premier étage puis, avec la croissance rapide et régulière de la collection, dans l'ensemble du bâtiment. Venise annexant administrativement Murano en 1923, l'institution a rejoint les musées municipaux de la Sérénissime. C'est le dixième.
Aujourd'hui, le plafond de la grande salle centrale au premier étage témoigne de la splendeur d'antan. Il a conservé sa fresque peinte au XVIIIe siècle par Francesco Zugno (1709-1789). Il représente l'allégorie du triomphe de San Lorenzo Giustinian, le premier patriarche de Venise (1381-1455). Bien sûr, trois grands et somptueux lustres font également tourner la tête quand on la lève des riches vitrines dédiées au verre dans tous ses états du XVe siècle à nos jours. Haut de quatre mètres, pesant 330 kg, celui du centre est composé de 356 pièces. Il a été dessiné par Giovanni Fuga et Lorenzo Santi et présenté lors de la première exposition en verre de Murano en 1864 où il a remporté une médaille d'or. Parmi les autres chefs-d'oeuvre, il est impossible de manquer un immense surtout de table, plateau tout en verreries représentant un jardin baroque miniature. Une vision scintillante et fragile du monde.

Une épopée économique mondiale

Sur l'île, les fours allumés au XIIIe siècle ne se sont jamais éteints.

Comme nombre de ses richesses, Venise a reçu le verre de l'Orient. Tant ses multiples recettes alchimiques, telle la peinture à l'émail, que ses formes comme celle de l'aquamanile. Quand au juste ? Un document datant de 982 après J.-C. cite le nom d'un certain Dominicus Fiolarius comme fabricant de fioles et de bouteilles en verre...
Dès le XIIIe siècle, les ateliers sont déplacés à Murano, avant même qu'un décret de 1291 n'interdise la construction de fours à verre en ville. La Sérénissime, bâtie sur pilotis et largement en bois, risquait en effet de périr sous les flammes produites par cette activité si florissante qu'elle en était devenue envahissante. Depuis, à quelques encablures au nord, toujours dans la lagune, le mélange de silice, de cendres végétales et de pigments est chauffé à mille degrés et plus. On n'éteint les foyers qu'au mois d'août, tradition des vacances et chaleur estivale obligent.
De Londres à Madrid, d'Istanbul au Caire, de la cour des Médicis à celle du saint Empire romain germanique, jusqu'à l'avènement
du plastique après la Seconde Guerre mondiale, on s'est arraché les objets de sable, d'air et de feu qui en sortaient. On les a aimés parce qu'ils étaient moins chers que le cristal de roche. On s'étonnait qu'ils soient à la fois si fragiles et si solides. Leur étanchéité, alors même qu'ils laissent passer la lumière, surprenait. Leur plasticité semblait sans limite. On accrochait des lustres Murano dans toutes les salles de bal. Enfin, leurs couleurs vives ont toujours naturellement accroché l'oeil. Lorsque les conquistadors ont atteint l'archipel philippin ou l'Amérique du Sud, c'est contre des perles de murrine qu'ils ont troqué l'or.
En réalité, la véritable richesse se trouvait sur la petite île nord-italienne. Il y était interdit, sous peine de mort, d'exporter le savoir-faire ancestral. En matière d'espionnage économique, les doges ne plaisantaient jamais.
Ils ont perdu cette guerre bien sûr, comme toutes les autres. Murano, née de la mondialisation, a failli en mourir lors de la chute de la République de Venise, en 1797. Toutefois, le sursaut est venu des Expositions universelles où s'illustrèrent certains maîtres verriers liés aux vieilles familles locales - les Salviati, Barovier, Moretti et Seguso. Ils ont fondé ensuite de prestigieux ateliers indépendants.
Ayant raté le train de l'Art nouveau, Murano s'est rattrapé avec le Novecento. Enfin, à l'instar d'une Peggy Guggenheim, elle a pris la salutaire habitude d'inviter des artistes extérieurs pour explorer des territoires nouveaux. Il y a soixante ans, Egidio Costantini fondait le Centro Studio Pittori nell'Arte del Vetro. Depuis sont passés Lucio Fontana, Arp, Cocteau, aujourd'hui Jan Fabre, Ron Arad, Tadao Ando et bien d'autres encore...

Le noble art du maître verrier



PORTRAIT Silvano Signoretto ne se contente pas d'exceller dans la production de vases, de miroirs et de lustres. Dans l'atelier historique d'Adriano Berengo, avec une équipe parfaitement rodée et des instruments datant du Moyen Âge, il met son art au service des plus grands plasticiens et designers contemporains.

Beau comme un ballet, précis comme une intervention chirurgicale, le façonnage de la pâte de verre en fusion est un art d'équipe. Dans l'atelier surchauffé, les compagnons de Silvano Signoretto, « il maestro vetralio » (le maître verrier), sont parfaitement rodés. Un assistant, « il servante », son second « il servantino », des apprentis plus ou moins aguerris, « garzone » et « garzonetti » s'activent harmonieusement, répondant au doigt et à l'oeil à des directives codifiées depuis des siècles.
Devant un des quatre fours de la vieille et prestigieuse maison Berengo (sans compter les « muffolo », les fours de refroidissement lent, où séjournent jusqu'à dix jours certaines des pièces les plus délicates), on identifie facilement le chef d'orchestre. C'est le seul assis. Une marque d'autorité mais aussi une posture idéale pour faire tourner, sur l'accoudoir de son banc d'établi, la boule lourde de plusieurs kilos, « il momolo » dans l'argot vénitien, au bout de la canne de soufflage.
Lubrifiés à la cire d'abeille, n'appartenant qu'à Silvano, les instruments se trouvent tous à portée de main. Ciseaux, pinces pointues ou plates, maillets petits ou gros, palette d'aplatissement en bois, il n'y a que le chalumeau à gaz qui ne date pas du Moyen Âge. Il faut les manier avec dextérité. Silvano se définit comme un acrobate. Pour la « mano volante », la technique de « la main agile », aller vite est impératif. Mais un faux geste, une hésitation à n'importe quelle étape de la conception, et l'échec est irréparable. Il faut tout reprendre de zéro.
« Je suis issu d'une famille très pauvre de Murano, témoigne ce colosse débonnaire. Mes six frères travaillent dans le verre. Moi, je fréquente les fours depuis l'âge de huit ans. Au début, le travail était un besoin. Il s'est vite transformé en passion. J'ai appris les secrets de plusieurs maîtres. Depuis quarante ans, j'ai dans la tête chaque forme que je modèle. Jamais je ne songe à la retraite. Je commence à 8 heures ou 9 heures le matin et plus tôt l'été. La chaleur, je vis avec. Mes autres passions sont simples : les femmes comme beaucoup d'Italiens, prendre mon bateau et aller chasser ou pêcher dans la lagune. »Silvano a gardé les bras larges et forts du boxeur qu'il fut. « Champion d'Italie en 1972 », précise-t-il. Il s'enorgueillit autant de détenir le record de la plus grosse bouteille du monde élaborée selon la tradition ancestrale. Et d'exhiber la photo du monstre. Mais encore plus, il est fier de ses multiples collaborations avec des designers ou des plasticiens contemporains. Actuellement, il oeuvre pour l'Israélien Ron Arad. Hier, il participait à la réalisation d'une variation moderne du cheval de Léonard de Vinci.

Actuellement, il prépare la troisième édition de la Biennale du verre avec une plasticienne libanaise et un autre mexicain. Il sait oeuvrer en toute humilité pour ces créateurs dont la plupart n'ont pourtant aucune expérience du verre lorsqu'ils débarquent à Murano. Mais là réside le charme, la surprise. Silvano est capable de répondre à bien des souhaits. Non seulement il maîtrise la « mano volante » mais aussi les moules de fontes ou à la cire perdue, le verre sablé, torsadé, mêlés d'alliages, gravés, l'opaque ou le transparent, une palette de plus de cent couleurs. Il est capable d'exécuter des chandeliers, des miroirs, des vases, des inclusions, une multitude de pièces réalistes ou abstraites composées d'un seul élément ou de plusieurs dizaines... La limite, c'est l'ouverture du four. Elle n'est que de quelques dizaines de centimètres carrés mais il est possible d'étirer ou d'assembler le verre brûlant bien plus largement dès sa sortie. « Des ouvriers de cette qualité, avec ce savoir-faire, cette expérience du travail de recherche esthétique, il n'y en a pas cinq sur cette île de 5 000 habitants », assure Adriano Berengo.
Le métier déclinerait-il ? Ce n'est plus en tout cas une tradition familiale. Jadis, le statut de maître verrier était enviable. On pouvait avec lui devenir riche, épouser une aristocrate, obtenir des armoiries. « Aujourd'hui, les enfants partent en ville, dans des bureaux, regrette Silvano. Et les apprentis viennent de plus en plus d'ailleurs. Par curiosité, comme cette jeune Américaine assistante depuis trois mois. » La vocation semble l'avoir gagnée. « Créer avec du verre, ce n'est jamais la même chose, dit Silvano. Il y a toujours une empreinte du créateur même dans les objets les plus manufacturés. »



Dix chefs-d'oeuvre


1. / TRANSPARENCE Angelo Barovier (1405-1460) invente le verre incolore, aussitôt surnommé cristal vénitien. Cette révolution sans prix se répand rapidement dans les autres ateliers de Murano. La production connaît un immense succès. En témoigne cette coupe nuptiale bleue à décor d’émail orné d’un Triomphe de la Justice. Trésor des grandes familles patriciennes qui mènent la Renaissance, elle est conservée à Florence.
2. / RÉSEAU Ce verre filigrané (a reticello) naît au milieu du XVIe siècle. On prenait deux boules ayant chacune des baguettes de verre blanc opaque dans des sens inverses. On les soufflait l’une à l’intérieur de l’autre, obtenant ainsi ce type de calice au motif réticulé régulier enserré dans une fine paroi transparente.





3. / CRAQUELURES Cette technique apparaît vers 1570-1600. Elle est fondée sur le choc thermique provoqué par l’immersion dans l’eau d’un verre incandescent. Charles Quint et Philippe II adorent. À Murano, trente-huit verreries se spécialisent dans des objets comparables à ce seau à glace enrichi de feuilles d’or.







4. / COULEURS Cette amphore rouge date de la fin XVIe siècle ou du début XVIIe. Elle est unique. Si le bleu demeure la couleur de prédilection de Murano, le rouge est produit grâce aux oxydes de cuivre. On peut parler de procédé alchimique : une recette qui aboutit, sur place, à un âge d’or.








5. / DIAMANT Les fleurs de cette soucoupe XVIIIe sont gravées à la pointe dure, en usage à partir de 1549. Venise aime alors ces motifs mais aussi les sirènes tenant des cornes d’abondance, les dragons, mascarons, guirlandes… Le diamant permettait aussi d’intégrer le blason des familles nobles dans les verreries qui leur étaient destinées.






6. / MURRINE Avant guerre, Ercole Barovier redécouvre une technique romaine antique et l’adapte au goût du jour. Pour ce vase de 1925, il utilise des sticks de verre de plusieurs couleurs vives collées et découpées en rondelles. Ils composent les motifs de ce vase massif très épais, caractéristique de l’Art déco. Durant les années folles, Murano accède à un niveau de prospérité jamais atteint.








7. / NOVECENTO Napoleone Matrinuzzi crée ce vase rouge en 1934. La postérité le surnommera « Michelin » à cause de sa rondeur et de ses bourrelets à l’encolure. Le modern style italien d’alors prise ces formes solides et sculpturales. Le verre quasi opaque renforce cette plastique, pourtant l’objet est très fin.








8. / PEINTURE En 1921, Vittorio Zecchin, directeur artistique de Cappellin Venini & C., imagine une collection d’objets inspirés de ceux en cristal que l’on voit dans les toiles des grands peintres de la Renaissance, comme Titien, Tintoret et Véronèse. Ils s’accordent parfaitement à l’ameublement moderne de cet immédiat après-guerre.








9. / FINESSE Ce grand vase libellule, créé la même année par le même Zecchin, est un comble d’épure et d’élégance. Efflilé, simple, il n’évoque l’insecte que de manière allusive. Ne retenant que son aspect aérien et ses ailes translucides.





10. / DESIGN La coupe Sommerso dessinée en 1960 par Flavio Poli épouse le psychédélisme ambiant. Elle rivalise sans mal et s’harmonise même avec les nouvelles créations en plastique. Avec cette qualité ­supplémentaire pour cet objet qu’il n’est pas produit de manière industrielle.

vendredi 29 mars 2013

Géniaux artistes de l’âge de glace

Quels sont les premiers chefs-d’œuvre européens ? Réponse au British Museum, dans la pénombre et le recueillement du premier étage de la rotonde, jusqu’au 26 mai.


L'Homme-lion Photo Karl-Heinz Augustin
© Ulmer Museum, Ulm, Allemagne

Fidèle à son souci de s’adresser d’abord au grand public, l’institution londonienne révolutionne les expositions sur la préhistoire. Plutôt que d’aligner les silex et d’inventorier les propulseurs, elle choisit de ne retenir que les plus beaux. Par exemple cette lame taillée dans la pierre dure. Longue de 26 cm, avec une épaisseur de moins d’un centimètre, elle est quasiment translucide tellement elle est fine. On estime qu’elle a nécessité cinq heures de travail. On met au défi quiconque de faire aujourd’hui aussi bien avec les mêmes moyens.
Ainsi, plutôt que de lasser le visiteur dans l’explication de cette immense période du paléolithique supérieur, quand homo sapiens peuplait l’ouest de l’Eurasie (pas plus de 5000 âmes aux dernières estimations !), le BM préfère célébrer un petit choix d’ivoires de mammouth, de bois de cervidé et de céramiques. En est souligné le caractère artistique plutôt que l’intérêt archéologique.
Et c’est magique ! Constamment ces petits voire minuscules objets, très bien éclairés dans les vitrines, voisinent avec des dessins de Matisse, des sculptures d’Henry Moore ou de Brassaï que, pour un peu, on croirait leurs contemporains. Inversement, le caractère moderne des objets n’en est que plus évident. On les sent si proches de nous que le silence s’installe. Dans ce sens les cartels indiquent l’ancienneté non pas, comme à l’accoutumée, à partir de la naissance du Christ mais par rapport à maintenant. Ainsi ces miracles nés de mains virtuoses et d’un esprit aussi évolué que le nôtre – même considérations de volume, d’échelle, de perspective, de lumière et de mouvement – ne nous sont distants que de 40 000 ans pour les plus vieux et de 20 000 pour les plus récents.
Seulement pourrait-on dire tant ils s’avèrent tantôt parfaitement épurés ou à l’inverse complexes, tantôt très réalistes ou au contraire librement imaginaires. Bref il sont beaux selon notre œil moderne. Bien sûr le plus impressionnant, à savoir les fresques, n’est pas là : nos lointains aïeux excellaient dans l’art pariétal. Ici sont réunis les meilleurs sculptures, modelages et gravures trouvés en Europe, du musée de Saint-Germain-en-Laye à ceux de Russie. Dans leur majorité ils sont antérieurs à  Chauvet, Lascaux ou Altamira dont les décors sont évoqués dans un film en fin de parcours.
Manche de propulseur en bois
Montastruc, France © British Museum
Voici donc les plus anciennes céramiques figuratives connues du Vieux continent, le plus ancien instrument de musique (une flûte taillée dans l’os d’une aile de vautour), le plus ancien portrait du monde (un visage de femme de 26 000 ans exhumé dans la région de Brno (République tchèque), des instruments et armes décorés. Voici des nus où la sensualité affleure. Voici un homme à tête de lion, fabuleux objet chamanique ingénieusement ciselé dans une défense. Ne ressemble-t-il pas à un personnage de Disney ? Voici des mammouths, des ours, des lions, des bisons, des rhinocéros, un glouton à belle fourrure. Voici encore un félin en mouvement, des esquisses étudiant le galop, un cheval cabré, un veau tétant sa mère, et même des rennes qui traversent un fleuve en nageant à la queue leu-leu (grotte du Chaffaud, Vienne, France). Voici donc la vie et la civilisation.

"Vénus de Lespugne"
Mnhn-Musée de l'Homme, France

Picasso possédait deux répliques d’une déesse de la fertilité, dite déesse de Lespugue.
Ses formes rondes et heurtées l’ont à coup sûr au moins autant inspiré pour ses « Demoiselles d’Avignon » que les statuettes africaines. Ainsi le sens de l’art est bien né dans cette dernière longue période glaciaire, avec le langage et la conscience de la mort. Ce désir de créer demeure identique. « Même si le message de ces chasseurs-cueilleurs et leurs intentions précises sont perdus pour nous, leur talent artistique sera toujours un motif d’émerveillement » conclut, avec raison, le commissaire Jill Cook, conservateur au BM.


vendredi 25 janvier 2013

Manet, Titien et... Watelet

Manet, Titien et... Watelet

A propos de l'exposition sur les portraits de Manet à la Royal Academy et du livre "Voir Manet" de Frédéric Vitoux (Fayard).

L'équilibre des verts et rouges dans la diagonale du "Chemin de fer" de Manet, ok. Mais c'est une réponse insatisfaisante pour expliquer pourquoi, en bas à droite de la composition, au dessus de la signature, le peintre a posé du raisin. Une grappe sur un muret de Saint-Lazare ? Beurk ? Victorine Meurent et la petite Hirsch en mode pique-nique? Non bien sûr. Manet a toujours visé plus haut. Bien plus haut. Son "Olympia" était déjà une ode à Titien et sa "Vénus d'Urbino". En voilà une autre, dix ans plus tard, qui boucle magistralement la boucle. Et il n'y a pas que le chiot assoupi qui joue ici la référence. Lisons l'Encyclopédie de Diderot à l'article "Grappe" de Claude-Henri Watelet, lui-même peintre et auteur d'un "Art de peindre" qu'a peut-être lu Manet - (via le portrait de Greuze au Louvre?) : il semble dire tout de ce qu'a pensé Manet.

GRAPPE DE RAISIN, (Peinture)
"C'est au célebre Titien que l'art de la Peinture doit le principe caché sous l'emblème de la grappe de raisin. Ce savant peintre, le premier coloriste peut-être qui ait existé, en refléchissant sur l'accord du clair obscur & de la couleur, avoit observé cette harmonie, qui est le but où doivent tendre principalement ceux qui s'occupent à imiter la nature. Il avoit remarqué que la dégradation des couleurs & les différens effets de la lumiere & de l'ombre produisent dans un petit espace, à l'égard des grains qui composent une grappe de raisin, ce qu'ils produisent dans un plus vaste champ sur les corps qui sont offerts continuellement à nos yeux. Il se servoit de cet objet de comparaison pour développer ses idées, & pour rendre plus frappantes les instructions qu'il donnoit à ses éleves. Dans ces instructions il faisoit vraisemblablement remarquer aux jeunes artistes que chaque grain en particulier est l'objet d'une dégradation de couleur, d'une diminution de lumiere, & d'une progression d'ombre extrêmement combinées, à cause de la forme ronde du grain de raisin qui ne permet pas que la lumiere frappe également deux points de cette surface. Il observoit ensuite que cette combinaison si variée dans chaque grain est tellement subordonnée à une combinaison générale, qu'il en résulte, à l'égard de toute la grappe regardée comme un seul corps, un effet semblable à celui que produit un grain lorsqu'il est examiné en particulier. De ces observations tirées de l'exemple d'une grappe de raisin, il entroit sans-doute dans des détails sur l'accord & l'union des grouppes, & sur l'harmonie du coloris & du clair obscur, qu'il seroit bien à souhaiter qu'il nous eût transmis. Nous en trouvons, il est vrai, l'application dans ses ouvrages ; mais il faut avoir déjà fait un chemin considérable dans l'art de la Peinture par le raisonnement & par l'observation, pour être en état d'entendre ces leçons pratiques, & de lire dans les tableaux des grands maîtres. Rien n'est aussi commun & aussi juste que le conseil qu'on donne aux artistes qui commencent leur carriere, lorsqu'on leur dit : voyez les ouvrages des Titiens, des Raphaëls, des Wandik. Ils obéissent sans-doute ; mais s'il en est beaucoup qui regardent, il en est fort peu qui ayent l'avantage de voir."

Ode à Titien, ode à la couleur, ode à la peinture, via la France. C'est signé Manet.

Ps: pour le fun, continuant à tisser des liens, on rapprochera le portrait de Watelet par Greuze avec celui de Zola par Manet.
Des Vénus toujours!
Après vérification dans le catalogue Manet de Françoise Cachin, cela n'avait, semble-t-il, pas été noté.

mardi 1 janvier 2013

Gautier à Séville (version complète)

La Giralda, un sommet romantique

Entre le 22 août et le 3 septembre 1840 Théophile Gautier et son ami Eugène Piot sont à Séville. Le poète y effectue notamment l’ascension de l'ancien minaret devenu clocher de la cathédrale. Une apogée picaresque et orientaliste mais qui se teinte d’amertume : même dans la très catholique Espagne, la vraie foi s’est perdue. Le matérialisme triomphe (article paru en version courte dans Le Figaro du 27 décembre 2012).

Achille ZO (1826-1901): La cathédrale de Séville | Photo Credit: Collection Dagli Orti / Musée Bonnat Bayonne France / Gianni Dagli Orti

Dans la lumière poudroyante du Sud andalou, deux drôles de pistoleros descendent d'une calèche. Leur port d'armes a été validé à Cordoue, mais ils ont atteint le Guadalquivir - l'ancien oued el-Kebir des Maures - sans encombre. Pas une échauffourée alors que libéraux et carlistes s'affrontent un peu partout dans les parages. Même pas l'ombre d'un brigand caché derrière un aloès ou un laurier-rose. Qu'importe : le duo entiché de castagnettes et de Gitanes a déjà engrangé bien des anecdotes à raconter. Voilà déjà trois mois et demi qu'il a quitté Paris, ses théâtres, ses salons, ses salles de rédaction, pour mettre le cap vers un Orient furieusement tendance, ces temps-ci.
Le premier de ces hidalgos de pacotille, le plus excentrique, arbore moustaches en croc et cheveux longs. L'autre, plus petit, présente quelques rondeurs à la Sancho Panza. Par cette brûlante journée d'août 1840, Théophile Gautier et Eugène Piot sont à Séville, dernière grande étape de leur expédition dans la péninsule Ibérique avant Cadix et la mer. Ici on n'a guère entendu parler du fier journaliste, conteur à succès et poète raffiné, ni de son fameux gilet rouge qui servit d'étendard au jeune clan romantique lors de la première d'Hernani. L'Espagne déjà... C'était il y a dix ans, et maintenant sur ses fortes épaules, le boléro du majo local remplace le pourpoint Jeune-France.
Les Sévillans ne connaissent pas plus son acolyte. Ils se doutent seulement que ce doit être un bon compagnon puisqu'il délie sa bourse sans maugréer dès que se présente une dépense. Piot est un rentier aisé. Passionné d'antiquaillerie, il fait un banquier idéal pour celui qui s'est forgé pour devise « l'art pour l'art ». Inutile de frapper ses guêtres empoussiérées. Même en culottes de campagne, attablé à la fraîche devant une manzanilla capiteuse ou une glace liquide, sur l'Alameda del Duque ou sur la Cristina, le long des berges où l'or des Amériques arrivait, on reste dandy. Au premier contact avec cette ville fervente, nos deux compères jouent les indifférents. N'ont-ils pas dormi à l'Alhambra en récitant leur Chateaubriand ?
À Jaén la renaissante, à Malaga l'africaine, à Écija étincelante de faïences et d'excès baroques, à Cordoue et dans sa Mezquita surtout, l'islam des arabesques et des moucharabiehs les a durablement enivrés. Entre une promenade et une corrida, Gautier n'a cessé d'écrire des vers qui nourriront plus tard le « poète impeccable » salué par Baudelaire. Et aussi des articles hauts en couleur envoyés à Émile de Girardin dans l'espoir qu'il les publie vite. Ces piges, qui finiront en récit trois ans plus tard, couvriront-elles les frais de l'expédition ? Rien n'est moins sûr. Quant à l'autre projet, qui était de profiter de la sécularisation des biens des couvents pour acquérir des tableaux au rabais, il est tôt apparu comme une naïveté. Ce pays n'était tout de même pas si barbare. Plutôt roublard avec ses faux Murillo à trente francs vendus trente mille...

Une église pour Gargantua ?


L'ecrivain Theophile Gautier (1811-1872) fumant la pipe lors de son voyage en Orient en 1853, dessin

Séville donc. Que pèse-t-elle pour ces touristes blasés, saturés de ruelles tortueuses comme le fer forgé des balcons, de vestiges splendides d'al-Andalus et de regards de belles à mantille accrochés derrière l'éventail ? Au juste, combien de lignes pour la cité des empereurs Trajan, Adrien et Théodose, celle de Figaro et de don Juan, celle qui prétend conserver les reliques de Colomb et qui verra bientôt naître Carmen ? Dix ? Douze, dans le guide fantasque de leur Espagne à fantasmes et clichés ? Les amis vont y passer une semaine. Gautier consacrera à Séville plus de vingt pages, superbes comme à son habitude. Deux lieux leur feront regretter de partir.
L'un est une manufacture de tabac où s'activent  « cinq ou six cents femmes », « jeunes pour la plupart et il y en avait de fort jolies », dont  « le négligé extrême de leur toilette permettait d'apprécier leurs charmes en toute liberté ». Malheureusement le poussière jaune d'or « dont les marquis de la régence aimaient à saupoudrer leurs jabots de dentelle » les fait éternuer. Et de refluer vers l'hospice voisin, fondé par... don Juan devant la plaque commémorative duquel ils s'inclinent. Ce parcours du libertin avait, heureusement pour leur salut, été précédé par la découverte d'une construction épatante. La cathédrale. Une merveille jugée supérieure à celles de Burgos et de Tolède.
Devant elle, l'auteur de Mademoiselle de Maupin perd ses moyens. Pour décrire cette « montagne creuse », cette « vallée renversée », cet « éléphant debout au milieu d'un troupeau de moutons couchés », « il faudrait une année entière ». « Des volumes ne suffiraient pas à en faire seulement le catalogue. » Pour s'excuser, il rappelle le programme des concepteurs : « Élevons un monument qui fasse croire à la postérité que nous étions fous ». Toute la furia andalouse est là.
Gautier s'enfièvre, donne dans l'hyperbole et rapetisse jusqu'à la capitale chérie. « Notre-Dame de Paris se promènerait la tête haute dans la nef du milieu. » Le chandelier de bronze, qui supporte le cierge pascal « grand comme un mât de vaisseau », ressemble à « une espèce de colonne de la place Vendôme ». Une église pour Gargantua ? Le catafalque qui sert pendant la semaine sainte aurait « près de cent pieds de haut ». Les orgues ont l'air « des colonnades basaltiques de la caverne de Fingal ». Des « ouragans » et des « tonnerres » s'échappent de leurs tuyaux « gros comme des canons de siège ». Et l'office est à l'avenant. « Il se brûle par an dans la cathédrale vingt mille livres de cire et autant d'huile ; le vin qui sert à la consommation du saint sacrifice s'élève à la quantité effrayante de dix-huit mille sept cent cinquante litres. Il est vrai que l'on dit chaque jour cinq cents messes aux quatre-vingts autels ! »

Des yeux plombés d'extase



Theophile Gautier (1811-1872) ecrivain francais fumant la pipe lors de son voyage en orient vers 1853, dessin

Ces chiffres sont, bien sûr, lancés à la louche. Le grandiose ne s'embarrasse pas de précisions. Gautier a tout de même compté les fenêtres. Quatre-vingt-trois « à vitraux de couleur peints d'après des cartons, de Michel-Ange, de Raphaël, de Dürer... ». Partout, les chefs-d'oeuvre abondent. Jusqu'à la nausée. Quand Madrid avait accablé les visiteurs de Vélasquez et de Ribera, Séville les soûle de Zurbarán, avec ses moines « aux yeux plombés d'extase ». Ce vin de messe-là titre largement au-dessus de huit degrés. Les chapelles et sacristies sont « encombrées » de Campana, de Roëlas, de Villegas, de Herrera, de Juan Valdés, de Goya... Quant au maître-autel où resplendit le butin du Nouveau Monde, ce retable d'or, le plus grand de la chrétienté avec ses quarante-quatre scènes tirées de la Bible où se découpent plus de deux cents saints et prophètes, il faut renoncer à le détailler.
Dominer par la pensée cette muraille irradiante d'une foi aussi pure qu'intense est impossible. Hugo ou Quinet peut-être pourraient tenter cela... Gautier est plus léger. Il préfère s'attaquer à la Giralda, narrer l'ascension de cet ancien minaret. Surmonté de trois étages au temps de Philippe II et de l'Inquisition la plus fanatique, ce jumeau de la Kutubiyya de Marrakech et de la tour de Yacoub El Mansour, à Rabat, sert désormais de campanile à Santa María de la Sede (Sainte-Marie du Siège). Laquelle a prospéré, à partir de 1401, sur la mosquée construite dans le dernier quart du XIIe siècle. Mais de là-haut, arrivé au séraphin géant qui tourne au gré des vents, avec la sierra Morena à l'horizon, l'histoire apparaît clairement. Et quelle déception !
Aujourd'hui, « le mouvement ascensionnel du catholicisme s'est arrêté (...). La foi, qui ne doute de rien, avait écrit les premières strophes de tous ces grands poèmes de pierre et de granit ; la raison, qui doute de tout, n'a pas osé les achever ». En bas, c'est le Goya noir qui triomphe : « l'église n'est plus guère fréquentée que par (...) d'atroces dueñas vêtues de noir, aux regards de chouette, au sourire de tête de mort, aux mains d'araignée, qui ne se meuvent qu'avec un cliquetis d'os rouillés, de médailles et de chapelets ».
Ainsi, les temps ne seraient plus qu'affreuse bigoterie ou folie de grandeurs uniquement matérialistes. Gautier assène : « L'Espagne elle-même n'est plus catholique ». En vient à regretter que les Maures ne soient pas restés maîtres du pays « qui certainement n'a fait que perdre à leur expulsion ». Provocations gratuites. Depuis la campagne d'Égypte, l'Oriental n'effraie plus l'Europe. Mais on sait combien le critique aime aiguillonner son époque. C'est son côté gilet rouge . Sa gueule de bois, lorsqu'il s'éloigne de Séville par le vapeur du Guadalquivir, a des teintes d'améthyste et d'aventurine. Le scintillement de la Giralda au couchant.

LES ÉTAPES DE LA CONSTRUCTION

1172 Le Sévillan Ahmad Ibn Basso, le Marocain Ali al-Gomari et le Sicilien Abu l-Layz pilotent l’érection de la mosquée almohade.
1401 Édification de la cathédrale gothique dont les parties principales sont terminées en 1530. Au moins dix maîtres espagnols et étrangers ont dirigé le chantier.
1591 Fin de l’époque Renaissance durant laquelle deux sacristies, la chapelle royale, la Maison des comptes et la salle capitulaire ont été créées et décorées.
1987 La cathédrale, avec la Giralda, l’Alcazar et l’Archivo de Indias, est classée par l’Unesco. Elle est protégée par l’État espagnol comme monument historique depuis 1928.
2014 Le choeur retrouvera sa splendeur dans dix-huit mois. Le grand retable du maître-autel, commencé en 1482 et achevé en 1564, est caché par une bâche. En restauration depuis un an.

lundi 10 décembre 2012

Voilà pourquoi le Louvre-Lens révolutionne la muséographie
Crédits photo : Philippe Chancel

Décentraliser le Louvre en province et dans un quartier défavorisé est audacieux. Concevoir un bâtiment simple, presque modeste, tout de verre et d’aluminium, sans la moindre référence à l’ancestral palais parisien, l’est aussi. Mais, pour l’amateur, la plus grande hardiesse du Louvre-Lens n’est pas là. Elle est dans la manière dont sont présentées les œuvres dans sa galerie principale, la Galerie du Temps : un espace long de 150 mètres, sans aucune cloison ; mêlant constamment, sur le fil chronologique, peintures, sculptures et objets d’art. Voilà un bouleversement. Car à Paris, depuis sa naissance en tant que musée, en 1793, le Louvre est structuré en départements isolés.
Huit aujourd’hui. Ici les antiquités égyptiennes, grecques, étrusques, romaines, orientales ; là les dessins et gravures ; ailleurs les rondes-bosses et les bas-reliefs ; ailleurs encore les arts de l’Islam, les bijoux, meubles ou vitraux du haut Moyen Âge à la première moitié du XIXe siècle. Et bien sûr la peinture, présente en majesté mais elle aussi classée par écoles (l’italienne, la nordique, la française, etc.). Cette muséographie, toujours dominante dans le monde des institutions classiques au rayonnement international, du Metropolitan de New York au Kunsthistorisches de Vienne, offre au néophyte des points de repères clairs. Comme le jeu de fiches et de sous-fiches que prépare l’étudiant avant un examen.  Elle est née dans l’Italie des Lumières, issue d'une association entre les ouvrages des premiers archéologues et historiens d’art Caylus et Winckelmann. Elle a fait ses preuves.
Mais elle n’est pas exempte d’inconvénients. Impossible par exemple de voir ensemble au Louvre un Gudéa mésopotamien, une idole cycladique égéenne et une statue de l’Ancien Empire égyptien. Pourtant ces trois pièces ont été fabriquées à la même époque et répondent à un besoin commun. Celui du sacré. Leur comparaison permet de comprendre combien cette notion est relative, culturelle et non pas idéale.
Lens est insuffisamment vaste pour avoir pu être pensé comme un Louvre miniature. Impossible d’y ménager autant d’alvéoles. Mais surtout, conçu dès son origine comme un prolongement, le nouveau lieu entend dire autre chose sur l’art et l’histoire que ce que l’on sait déjà. Fort des dernières évolutions de la connaissance, il souligne dès qu’il le peut ce que le classement traditionnel par écoles minore, voire tait. A savoir que les sociétés s’interpénètrent, que les artistes s’influencent, se concurrencent, et se constituent dans la différenciation. En progressant dans le parcours et en regardant sur notre droite et notre gauche on voit comment l’Orient et l’Occident, le nord et le sud du Vieux Continent ont répondu au même moment, avec des solutions plastiques diverses, à des questions fondamentales identiques et toujours vivaces. Celle du sacré donc, ou encore celle du corps, du passé, du pouvoir…
Autrement, à chaque fois que le regard porte au loin, la galerie offre une autre profondeur, un formidable raccourci de plus de cinq millénaires. On éprouve alors ce qu’on dû ressentir les premiers collectionneurs, quand le Louvre-musée n’existait pas encore, quand ils pénétraient dans leur cabinet de curiosités. Le merveilleux de toute création, d’où qu’elle vienne et de quelque époque qu’elle soit.

jeudi 15 novembre 2012

Expo bobo au Grand Palais

En dépit d’une scénographie misérabiliste du très tendance Robert Carsen, le thème du bohémien dans les arts s’avère passionnant. Il débouche sur l’invention de la vie de bohème.


Le Grand Palais propose jusqu'à la mi-janvier 2012 deux expositions pour le prix d’une. Car il y a un « s » à « Bohèmes ». Dans chacune un air entêtant vient à l’esprit. Au rez-de-chaussée, qui traite de l’image du nomade dans les arts à partir du XVe siècle, on sifflote Les Gitans de Dalida. « Avant de repartir pour un nouveau voyage vers d’autres paysages. Sur des chemins mouvants laisse encore un instant vagabonder ton rêve. Avant que la nuit brève le réduise à néant. » Et, au premier, consacré à la vie d’artiste fauché au XIXe siècle, on entonne La Bohème d’Aznavour. « Montmartre en ce temps-là accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres. Et si l´humble garni qui nous servait de nid ne payait pas de mine, c’est là qu’on s’est connu. Moi qui criait famine et toi qui posais nue. »
Ces deux chansons sonnent comme le synopsis du projet tuyau de poêle monté par Sylvain Amic, le nouveau directeur des musées de Rouen. Il a relié ces deux mondes - la bohème réelle et l’intellectuelle, par Courbet. « Il est le premier peintre à se revendiquer bohémien ». De fait, dans la célèbre toile La Rencontre (1854) celui-ci se représente sur la route, matériel dans le dos. Libre ? Absolument libre ? C’est oublier qu’il salue son mécène Alfred Bruyas. Ainsi, d’emblée, la bohème artistique cache-t-elle un mythe très précisément mis en scène.


Il en va de même avec la vraie, à cette différence notable que les intéressés n’y sont pour rien. Dans deux long tunnels marronnasses - où des empreintes de pas sont imprimés sur la moquette pour évoquer les migrations sur les chemins de terre (quelle lourdeur !) -, peintures, dessins et sculptures du XVe à la fin du XIXe participent à l’ancrage de stéréotypes négatifs touchant les tsiganes (chrétiens de l’est chassés par l’Ottoman) et les gitans (chrétiens du sud chassés d’Andalousie). Qu’importent les origines et les causes : toute cette engeance, tout ces va-nu-pieds, ce n’est que voleurs de poules, vide-goussets, mendiants et liseuses de lignes de la main. À peine humains, ils vivent avec des chèvres et des ours. Amic s’emploie à souligner ces poncifs pour mieux les démonter, tandis que de son côté Robert Carsen en rajoute dans la scénographie mélo.
Grand ami des gens du voyage, témoin de leur condition réelle, et cinéaste à l’œil gourmand (Latcho Drom, Gadjo Dilo), Tony Gatlif apprécie le propos. Ses goûts vont moins aux plus beaux tableaux tel Diseuse de bonne aventure, chef-d’œuvre de Georges de la Tour venu du Met de New York. Il préfère un joyeux campement du Hollandais Jan Van de Venne où une femme épouille son petit. « C’est plus chaleureux et cette vue n’est pas une fiction. Regardez les foulards et les chapeaux : ils sont vrais », assure-t-il. L’enthousiasment également le regard malicieux et le débraillé de La bohémienne de Frans Hals, la fière nudité de Carmen Bastian de Maria Fortuny, le visage de Christ basané exécuté par August von Pettenkoffen, les jupes longues et colorées de belles farouches de Karoly Ferenczy ou encore le port altier d’un femme allaitant signé Lajos Tihanyi. « Voilà la beauté, voilà la sensualité, voilà la noblesse ! »

Par dessus tout Gatlif adore les gravures aussi truculentes que justes de Jacques Callot. Il est un peu son descendant. « Callot a voyagé jusqu’à Rome avec un groupe de bohémiens. » On est loin d’Art et liberté, un violoniste avec encrier et partition peint Louis Gallait. « Rien de plus faux : aucun Rom ne sait écrire sa musique. »
Les roulottes de Van Gogh montre l’écart entre bohème réelle et revendiquée. « Le peintre a planté son chevalet à distance, comme s’il en avait un peu peur de ces inconnus », commente Gatlif. Preuve que les artistes dits maudits ne le sont pas tant que cela. Toutefois l’avant-garde est, depuis les romantiques, à la recherche du primitif, du sauvage, de cet homme authentique qui demeure en contact avec la nature.
Au premier étage, dans des décors si spectaculaires et envahissants qu’ils desservent les œuvres - mansarde miteuse avec papier peint en lambeaux, atelier de rapin encombré de chevalets, café montmartrois, voire gourbi de SDF -, Amic montre comment ces artistes se sont valorisés en se représentant en marginaux en proie aux affres de la création. Incompris génial, le martyr de l’art pour l’art devient une posture, au moins depuis le suicide de Chatterton. À l’autre extrémité du siècle Ma Bohème écrit (quasiment sans ratures) par Rimbaud et l’opéra de Puccini fixeront le mythe de la star écorchée vive. Il est toujours en cours (avec Amy Winehouse en dernier avatar connu).
Tous les modernes subissent l’influence. Jusqu’à Cézanne qui peint son poêle ou Degas qui s’intéresse à l’absinthe. Deux rejetons de la bourgeoisie pourtant. Dans des dizaines de toiles à la similitude frappante, folie, suicide (Decamps, Jules Blin) et guenilles portées ostensiblement (Chaussures de Van Gogh) constituent la panoplie indispensable à l’artiste. Pendant ce temps, la vraie bohème endure des maux d’une ampleur. Ils culminent en tragédie. L’exposition se termine par l’inauguration de la salle tsigane à l’exposition Art dégénéré de Munich, en 1937. Et le rappel de l’extermination de plus de 600 000 roms pendant la guerre.
« Bohèmes » au Grand palais jusqu’au 14 janvier. Catalogue, RMN 384 p., 45 €. DVD de Jean-Paul Fargier, RMN, 52 mn, 19,95 €. A lire aussi L´Invention de la Vie de Bohème, 1830-1900 de Luc Ferry, Cercle d’Art, 256 p., 35 €.




lundi 30 juillet 2012

Les ambassades extraordinaires du Louvre

En relation avec soixante-dix pays, le plus grand musée du monde joue un rôle diplomatique et économique croissant.

Par Claire Bommelaer et Eric Bietry-Rivierre
Un agenda de ministre. Dans l'avion qui l'emmène à Madrid, où le prix 2012 de l'amitié franco-espagnole va lui être décerné, Henri Loyrette détaille ses missions à l'étranger. Visite au Japon pour inaugurer la première exposition depuis le tsunami - «une façon de montrer que la France est solidaire». Voyage à Séoul pour expliquer la mythologie gréco-romaine aux Coréens avec une centaine d'œuvres de la Renaissance au XIXe. Tournée américaine accompagnant les trésors des arts décoratifs du XVIIIe siècle français. Réunion internationale d'homologues à Moscou, à l'occasion du centenaire du Musée Pouchkine. Officialisation au Maroc d'un projet d'exposition parisienne en 2014 sur la civilisation arabo-andalouse en remerciement des 15 millions d'euros donnés par Mohammed VI pour le futur département des arts de l'islam…
Aucun doute: le président du Louvre mérite sa carte Club 2000 d'Air France, le sésame ultra-VIP dont raffolent hommes politiques, capitaines d'industrie et people. «Depuis 2005, le Louvre entretient des relations avec soixante-dix pays, résume-t-il. Pas seulement pour des prêts ou des expositions temporaires, bien que nous en ayons fait circuler quatorze en 2011. Nous menons aussi des missions archéologiques, nous contribuons à la formation des conservateurs, à la conservation et à la restauration d'œuvres.»

Soft diplomatie

Fleuron national, visité chaque année par 8,5 millions de personnes, le Louvre rayonne à l'étranger et se trouve, depuis sa création en 1793, au centre de la politique étrangère française. Son président, nommé en Conseil des ministres, est une figure: souvent les officiels réclament un entretien avec lui lors de leur passage à Paris. Et tandis que la discussion se déroule dans les bureaux, leur épouse et sa délégation visitent le musée grâce au service du protocole. «Nous ne fermons jamais les salles pour ces visites, explique-t-on au Louvre, mais nous savons organiser des bulles qui sécurisent les personnalités, comme lors de la venue de Kadhafi, en 2007.» Déjà, au XIXe siècle, un banquet avait été préparé dans la salle des Caryatides pour la reine Victoria. Le musée avait même installé un salon de repos en satin vieux rose et déplacé des tableaux susceptibles de plaire à son hôte!
Bien que le musée revendique son statut de musée encyclopédique mondial, présentant des pièces de toutes époques et de toutes origines, ce rôle diplo­ma­tique ne relève pas directement de sa mission. On appelle cela de la «soft diplomatie». Reste qu'il n'y a pas un déplacement, ou presque, qui ne soit validé par le Quai d'Orsay. «Quand on a un doute, on se tourne vers les Affaires étrangères, et les ambassades sont toujours nos relais sur le terrain», glisse le conseiller d'Henri Loyrette.

Louvre des sables

Ainsi s'intensifie un vieil usage. «Diplomatie et culture, mélange des genres? Cela a toujours été le cas», relève Guillaume Fonkenell, historien du Louvre qui prépare une somme sur le palais devenu musée à paraître à la rentrée. Dès l'Empire finissant, Dominique Vivant Denon négociait pour garder au moins Les Noces de Cana de Véronèse, pris lors de la campagne d'Italie. Il y parvenait en défendant la vocation universelle des collections. Autre exemple: Mal­raux et de Gaulle ont envoyéLa Joconde à New York en 1963. Pour le plus grand plaisir de John et Jackie Kennedy, qui lui ont rendu visite au Met. En 1973, Monna Lisa était encore allée au Japon avec une halte à Moscou. Depuis, on invoque sa fragilité pour la maintenir chez elle. En 1999, La Liberté guidant le peuple a pris son billet d'avion. Jacques Chirac avait fait expédier la grande toile de Delacroix chez les Russes. En fait, depuis Napoléon, la politique n'a jamais quitté le Louvre, même si Henri Loyrette estime qu'aucun projet n'est désormais motivé«uniquement pour des raisons diplomatiques».
Au milieu des années 2000, la France amorce un rapprochement avec les Émirats. La France s'engage à construire une base militaire à Abu Dhabi afin de contrecarrer la prédominance américaine dans cette zone. Dans la foulée, le ministre de la Culture de l'époque, Renaud Donnedieu de Vabres, imagine un Louvre des sables contre un milliard d'euros pour la modernisation des musées français. Henri Loyrette n'est pas, au départ, partisan de ce projet. Qu'importe: le grand musée, imaginé par Jean Nouvel, sortira de terre en 2015, avec sa pleine collaboration.

Chypre, Allemagne, Inde, Bulgarie, Soudan, Égypte...

Les rapports avec les pays «amis» s'intensifient notamment quand l'État décide de les célébrer par une saison culturelle croisée. Dans ce cas, le premier musée de l'Hexagone est ardemment prié de se plier à l'exercice. Coup de chance en 2010, quand il s'est trouvé que l'exposition «Sainte Russie» était préparée de longue date et s'intégrait parfaitement dans la saison décidée par Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev. Cela avait valu au Louvre l'arrivée d'une abondance d'icônes inaugurées par les deux présidents, avec Gazprom comme sponsor.
L'année dernière, lors de l'exposition «Cité interdite», des prêts du palais de Pékin installés dans trois espaces du Louvre ont été salués par le musée lui-même comme «un événement majeur des échanges culturels et diplomatiques» entre la France et la Chine. Cette fois, Hu Jintao jouait les guest stars, avec Schneider Electric et Louis Vuitton en soutien. «L'in­térêt pour le Louvre d'être inclus dans des saisons est que le transport et l'assurance des œuvres que nous pouvons demander sont intégralement pris en charge. Cela a permis de belles réalisations comme l'exposition sur la Pologne en 2004», plaide le président-directeur.
Prochaines échéances: «Chypre médiévale» à l'automne, à l'occasion de la présidence de l'île au sein de l'Union européenne. Et l'histoire des arts de l'Allemagne au printemps 2013, à l'occasion du cinquantième anniversaire du traité de l'Élysée. À plus long terme, l'Inde, la Bulgarie et même le Soudan, avec une exposition et des fouilles de sauvetage dans le haut Nil, sont dans les tuyaux.

«Quand tout est brouillé par le politique, le culturel peut continuer»

Évidemment, politique et culture ne se marient pas toujours bien. En 2009, les tensions entre la France et la Turquie, provoquées par la question arménienne, se sont traduites par des retards considérables dans l'organisation de la saison culturelle. Faute d'avoir reçu les prêts, le Louvre a dû patienter près de trois semaines avant de pouvoir ouvrir ses trois expositions temporaires. Enfin, à cause du projet de loi pénalisant la négation du génocide arménien, l'autorisation de mission de fouilles à Myrina n'a pas été accordée au musée français.
Mais le principe a ses avantages. «Parfois, quand tout est brouillé par le politique, le culturel peut continuer. Par exemple, en 2005 en Syrie, après l'attentat qui a coûté la vie à l'ancien premier ministre libanais Rafic Hariri, nous avons poursuivi notre collaboration.» Elle ne s'est arrêtée qu'avec la répression actuelle. Si l'on excepte l'Iran, la Syrie est le seul pays avec qui le Louvre ne travaille plus.
Par son rayonnement, le musée sert aussi la cause des entreprises. Dans son sillage, les généreux mécènes affluent. Comment ne pas profiter de ces moments d'émerveillement, quand les chefs-d'œuvre venus de la Ville Lumière (722 en 2011) sont déballés, pour nouer des contacts, décrocher des contrats. Comme en 2009, où PSA Peugeot Citroën avait financé une exposition de sculptures de Houdon à Rio. Cette année, pour remercier les États-Unis d'avoir notamment organisé des dîners de «funds raising» à Bentonville (Arkansas), San Francisco et Los Angeles, une petite présentation sur la naissance de la peinture de paysage outre-Atlantique a permis de contenter les amis américains du Louvre.
Détail qui en dit long: à Madrid, Henri Loyrette, haut fonctionnaire affable, n'a pas seulement reçu son prix, devant trois cents notables. Le lendemain, il renouvelait pour quatre ans un partenariat avec la Caixa Bank. En échange de quatre expositions clés en main, des peintures de Charles Le Brun seront restaurées et les caisses du Louvre seront alimentées d'une enveloppe au montant classé confidentiel.