lundi 1 avril 2013

A propos de l'exposition Murano au musée Maillol

Les noces alchimiques du solide et du fragile

Murano c'est six siècles de création. Jusqu'au 28 juillet, une exposition au musée Maillol conte l'aventure extraordinaire d'un îlot de la lagune vénitienne qui se prit de passion pour un matériau aux lointaines origines alchimiques : le verre. Dur et fragile ; transparent, opaque ou multicolore. Se prêtant par l'action de la chaleur à toutes les formes jusqu'aux plus folles, lorsqu'on le découvre il vaut plus que l'or. Il conserve parfaitement les matières périssables et les liquides. Il remplace même avantageusement le cristal de roche. Devenu miroir par l'adjonction d'une fine couche métallique, l'homme peut connaître son image plus précisément que par le reflet mouvant de l'onde ou celui, noir ténébreux, de l'obsidienne.
Nulle part au monde le verre n'aura ainsi été autant travaillé - pour ne pas dire choyé - qu'à Murano. Aujourd'hui encore ses ateliers excellent. Le Musée Maillol commence d'ailleurs son exposition toute en lumière et en créativité par quelques chefs-d'oeuvre contemporains. Puis il remonte le temps. Quand, dès la fin du Moyen Âge, sort des fours brûlant nuit et jour cette lave de silice en fusion qui, aussitôt modelée par des équipes virtuoses, devient vase, coupe, bijou, lustre, richesses de la Sérénissime. Les maîtres verriers avaient copié les recettes de l'Orient puis ils ont développé les leurs, toujours en grand secret, alimentant un marché d'ampleur européenne, puis mondiale. Premiers clients : les familles Este, Gonzague ou Médicis qui président à l'avènement de la Renaissance. Suivent les empereurs de l'âge classique et, ensuite, les palais bourgeois, les opéras, les vitrines des plus grandes marques nées avec l'Art déco des années 1920 ou celui du modernisme des années 1950...
La sélection est forte de deux cents pièces, dont de nombreuses inédites ou exceptionnellement exposées. Elles viennent des collections publiques italiennes ou de prestigieux fonds privés. Les créations récentes ont participé au succès des dernières Biennales. Elles sont signées Othoniel, Jan Fabre, ORLAN ou encore Mona Hatoum. Elles témoignent d'une tradition d'accueil de plasticiens, ravivée après-guerre par Peggy Guggenheim. Sous son règne s'étaient en effet succédé à Murano Arp, César, Fontana... Faut-il citer d'autres noms ? Les plus grands artistes et designers semblent unanimement fascinés par ce médium, tellement propice à l'expression.

Un Musée du reflet et de la lumière

Joyau de Murano, le Museo del Vetro est un des principaux prêteurs.

Ancienne résidence des évêques du diocèse de Torcello, le Musée du verre de Murano est le deuxième musée le plus visité de Venise, après celui de l'Accademia. Derrière son élégante façade armoriée dominant le canal San Donato, un des deux canaux principaux de Murano, et autour de son patio conservant de beaux vestiges du gothique flamboyant, les aménagements et reconstructions se sont succédé. En 1805, lorsque le diocèse Torcello fut aboli, la propriété passa aux mains du patriarcat de Venise qui, à son tour, la vendit à la municipalité de Murano, laquelle, en 1848, en fit son hôtel de ville. Le musée et les archives ont été installés en 1861, d'abord dans la salle centrale du premier étage puis, avec la croissance rapide et régulière de la collection, dans l'ensemble du bâtiment. Venise annexant administrativement Murano en 1923, l'institution a rejoint les musées municipaux de la Sérénissime. C'est le dixième.
Aujourd'hui, le plafond de la grande salle centrale au premier étage témoigne de la splendeur d'antan. Il a conservé sa fresque peinte au XVIIIe siècle par Francesco Zugno (1709-1789). Il représente l'allégorie du triomphe de San Lorenzo Giustinian, le premier patriarche de Venise (1381-1455). Bien sûr, trois grands et somptueux lustres font également tourner la tête quand on la lève des riches vitrines dédiées au verre dans tous ses états du XVe siècle à nos jours. Haut de quatre mètres, pesant 330 kg, celui du centre est composé de 356 pièces. Il a été dessiné par Giovanni Fuga et Lorenzo Santi et présenté lors de la première exposition en verre de Murano en 1864 où il a remporté une médaille d'or. Parmi les autres chefs-d'oeuvre, il est impossible de manquer un immense surtout de table, plateau tout en verreries représentant un jardin baroque miniature. Une vision scintillante et fragile du monde.

Une épopée économique mondiale

Sur l'île, les fours allumés au XIIIe siècle ne se sont jamais éteints.

Comme nombre de ses richesses, Venise a reçu le verre de l'Orient. Tant ses multiples recettes alchimiques, telle la peinture à l'émail, que ses formes comme celle de l'aquamanile. Quand au juste ? Un document datant de 982 après J.-C. cite le nom d'un certain Dominicus Fiolarius comme fabricant de fioles et de bouteilles en verre...
Dès le XIIIe siècle, les ateliers sont déplacés à Murano, avant même qu'un décret de 1291 n'interdise la construction de fours à verre en ville. La Sérénissime, bâtie sur pilotis et largement en bois, risquait en effet de périr sous les flammes produites par cette activité si florissante qu'elle en était devenue envahissante. Depuis, à quelques encablures au nord, toujours dans la lagune, le mélange de silice, de cendres végétales et de pigments est chauffé à mille degrés et plus. On n'éteint les foyers qu'au mois d'août, tradition des vacances et chaleur estivale obligent.
De Londres à Madrid, d'Istanbul au Caire, de la cour des Médicis à celle du saint Empire romain germanique, jusqu'à l'avènement
du plastique après la Seconde Guerre mondiale, on s'est arraché les objets de sable, d'air et de feu qui en sortaient. On les a aimés parce qu'ils étaient moins chers que le cristal de roche. On s'étonnait qu'ils soient à la fois si fragiles et si solides. Leur étanchéité, alors même qu'ils laissent passer la lumière, surprenait. Leur plasticité semblait sans limite. On accrochait des lustres Murano dans toutes les salles de bal. Enfin, leurs couleurs vives ont toujours naturellement accroché l'oeil. Lorsque les conquistadors ont atteint l'archipel philippin ou l'Amérique du Sud, c'est contre des perles de murrine qu'ils ont troqué l'or.
En réalité, la véritable richesse se trouvait sur la petite île nord-italienne. Il y était interdit, sous peine de mort, d'exporter le savoir-faire ancestral. En matière d'espionnage économique, les doges ne plaisantaient jamais.
Ils ont perdu cette guerre bien sûr, comme toutes les autres. Murano, née de la mondialisation, a failli en mourir lors de la chute de la République de Venise, en 1797. Toutefois, le sursaut est venu des Expositions universelles où s'illustrèrent certains maîtres verriers liés aux vieilles familles locales - les Salviati, Barovier, Moretti et Seguso. Ils ont fondé ensuite de prestigieux ateliers indépendants.
Ayant raté le train de l'Art nouveau, Murano s'est rattrapé avec le Novecento. Enfin, à l'instar d'une Peggy Guggenheim, elle a pris la salutaire habitude d'inviter des artistes extérieurs pour explorer des territoires nouveaux. Il y a soixante ans, Egidio Costantini fondait le Centro Studio Pittori nell'Arte del Vetro. Depuis sont passés Lucio Fontana, Arp, Cocteau, aujourd'hui Jan Fabre, Ron Arad, Tadao Ando et bien d'autres encore...

Le noble art du maître verrier



PORTRAIT Silvano Signoretto ne se contente pas d'exceller dans la production de vases, de miroirs et de lustres. Dans l'atelier historique d'Adriano Berengo, avec une équipe parfaitement rodée et des instruments datant du Moyen Âge, il met son art au service des plus grands plasticiens et designers contemporains.

Beau comme un ballet, précis comme une intervention chirurgicale, le façonnage de la pâte de verre en fusion est un art d'équipe. Dans l'atelier surchauffé, les compagnons de Silvano Signoretto, « il maestro vetralio » (le maître verrier), sont parfaitement rodés. Un assistant, « il servante », son second « il servantino », des apprentis plus ou moins aguerris, « garzone » et « garzonetti » s'activent harmonieusement, répondant au doigt et à l'oeil à des directives codifiées depuis des siècles.
Devant un des quatre fours de la vieille et prestigieuse maison Berengo (sans compter les « muffolo », les fours de refroidissement lent, où séjournent jusqu'à dix jours certaines des pièces les plus délicates), on identifie facilement le chef d'orchestre. C'est le seul assis. Une marque d'autorité mais aussi une posture idéale pour faire tourner, sur l'accoudoir de son banc d'établi, la boule lourde de plusieurs kilos, « il momolo » dans l'argot vénitien, au bout de la canne de soufflage.
Lubrifiés à la cire d'abeille, n'appartenant qu'à Silvano, les instruments se trouvent tous à portée de main. Ciseaux, pinces pointues ou plates, maillets petits ou gros, palette d'aplatissement en bois, il n'y a que le chalumeau à gaz qui ne date pas du Moyen Âge. Il faut les manier avec dextérité. Silvano se définit comme un acrobate. Pour la « mano volante », la technique de « la main agile », aller vite est impératif. Mais un faux geste, une hésitation à n'importe quelle étape de la conception, et l'échec est irréparable. Il faut tout reprendre de zéro.
« Je suis issu d'une famille très pauvre de Murano, témoigne ce colosse débonnaire. Mes six frères travaillent dans le verre. Moi, je fréquente les fours depuis l'âge de huit ans. Au début, le travail était un besoin. Il s'est vite transformé en passion. J'ai appris les secrets de plusieurs maîtres. Depuis quarante ans, j'ai dans la tête chaque forme que je modèle. Jamais je ne songe à la retraite. Je commence à 8 heures ou 9 heures le matin et plus tôt l'été. La chaleur, je vis avec. Mes autres passions sont simples : les femmes comme beaucoup d'Italiens, prendre mon bateau et aller chasser ou pêcher dans la lagune. »Silvano a gardé les bras larges et forts du boxeur qu'il fut. « Champion d'Italie en 1972 », précise-t-il. Il s'enorgueillit autant de détenir le record de la plus grosse bouteille du monde élaborée selon la tradition ancestrale. Et d'exhiber la photo du monstre. Mais encore plus, il est fier de ses multiples collaborations avec des designers ou des plasticiens contemporains. Actuellement, il oeuvre pour l'Israélien Ron Arad. Hier, il participait à la réalisation d'une variation moderne du cheval de Léonard de Vinci.

Actuellement, il prépare la troisième édition de la Biennale du verre avec une plasticienne libanaise et un autre mexicain. Il sait oeuvrer en toute humilité pour ces créateurs dont la plupart n'ont pourtant aucune expérience du verre lorsqu'ils débarquent à Murano. Mais là réside le charme, la surprise. Silvano est capable de répondre à bien des souhaits. Non seulement il maîtrise la « mano volante » mais aussi les moules de fontes ou à la cire perdue, le verre sablé, torsadé, mêlés d'alliages, gravés, l'opaque ou le transparent, une palette de plus de cent couleurs. Il est capable d'exécuter des chandeliers, des miroirs, des vases, des inclusions, une multitude de pièces réalistes ou abstraites composées d'un seul élément ou de plusieurs dizaines... La limite, c'est l'ouverture du four. Elle n'est que de quelques dizaines de centimètres carrés mais il est possible d'étirer ou d'assembler le verre brûlant bien plus largement dès sa sortie. « Des ouvriers de cette qualité, avec ce savoir-faire, cette expérience du travail de recherche esthétique, il n'y en a pas cinq sur cette île de 5 000 habitants », assure Adriano Berengo.
Le métier déclinerait-il ? Ce n'est plus en tout cas une tradition familiale. Jadis, le statut de maître verrier était enviable. On pouvait avec lui devenir riche, épouser une aristocrate, obtenir des armoiries. « Aujourd'hui, les enfants partent en ville, dans des bureaux, regrette Silvano. Et les apprentis viennent de plus en plus d'ailleurs. Par curiosité, comme cette jeune Américaine assistante depuis trois mois. » La vocation semble l'avoir gagnée. « Créer avec du verre, ce n'est jamais la même chose, dit Silvano. Il y a toujours une empreinte du créateur même dans les objets les plus manufacturés. »



Dix chefs-d'oeuvre


1. / TRANSPARENCE Angelo Barovier (1405-1460) invente le verre incolore, aussitôt surnommé cristal vénitien. Cette révolution sans prix se répand rapidement dans les autres ateliers de Murano. La production connaît un immense succès. En témoigne cette coupe nuptiale bleue à décor d’émail orné d’un Triomphe de la Justice. Trésor des grandes familles patriciennes qui mènent la Renaissance, elle est conservée à Florence.
2. / RÉSEAU Ce verre filigrané (a reticello) naît au milieu du XVIe siècle. On prenait deux boules ayant chacune des baguettes de verre blanc opaque dans des sens inverses. On les soufflait l’une à l’intérieur de l’autre, obtenant ainsi ce type de calice au motif réticulé régulier enserré dans une fine paroi transparente.





3. / CRAQUELURES Cette technique apparaît vers 1570-1600. Elle est fondée sur le choc thermique provoqué par l’immersion dans l’eau d’un verre incandescent. Charles Quint et Philippe II adorent. À Murano, trente-huit verreries se spécialisent dans des objets comparables à ce seau à glace enrichi de feuilles d’or.







4. / COULEURS Cette amphore rouge date de la fin XVIe siècle ou du début XVIIe. Elle est unique. Si le bleu demeure la couleur de prédilection de Murano, le rouge est produit grâce aux oxydes de cuivre. On peut parler de procédé alchimique : une recette qui aboutit, sur place, à un âge d’or.








5. / DIAMANT Les fleurs de cette soucoupe XVIIIe sont gravées à la pointe dure, en usage à partir de 1549. Venise aime alors ces motifs mais aussi les sirènes tenant des cornes d’abondance, les dragons, mascarons, guirlandes… Le diamant permettait aussi d’intégrer le blason des familles nobles dans les verreries qui leur étaient destinées.






6. / MURRINE Avant guerre, Ercole Barovier redécouvre une technique romaine antique et l’adapte au goût du jour. Pour ce vase de 1925, il utilise des sticks de verre de plusieurs couleurs vives collées et découpées en rondelles. Ils composent les motifs de ce vase massif très épais, caractéristique de l’Art déco. Durant les années folles, Murano accède à un niveau de prospérité jamais atteint.








7. / NOVECENTO Napoleone Matrinuzzi crée ce vase rouge en 1934. La postérité le surnommera « Michelin » à cause de sa rondeur et de ses bourrelets à l’encolure. Le modern style italien d’alors prise ces formes solides et sculpturales. Le verre quasi opaque renforce cette plastique, pourtant l’objet est très fin.








8. / PEINTURE En 1921, Vittorio Zecchin, directeur artistique de Cappellin Venini & C., imagine une collection d’objets inspirés de ceux en cristal que l’on voit dans les toiles des grands peintres de la Renaissance, comme Titien, Tintoret et Véronèse. Ils s’accordent parfaitement à l’ameublement moderne de cet immédiat après-guerre.








9. / FINESSE Ce grand vase libellule, créé la même année par le même Zecchin, est un comble d’épure et d’élégance. Efflilé, simple, il n’évoque l’insecte que de manière allusive. Ne retenant que son aspect aérien et ses ailes translucides.





10. / DESIGN La coupe Sommerso dessinée en 1960 par Flavio Poli épouse le psychédélisme ambiant. Elle rivalise sans mal et s’harmonise même avec les nouvelles créations en plastique. Avec cette qualité ­supplémentaire pour cet objet qu’il n’est pas produit de manière industrielle.

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