L'incroyable trouvaille d'un brocanteur entre au Louvre
Par Eric Bietry-Rivierre et Jean Chichizola(paru dans Le Figaro du 28/29 avril)
Sa découverte, en Auvergne, d'un tableau datant de la fin du Moyen Âge lui fait gagner des millions d'euros. Le Louvre, acquéreur grâce au mécénat d'Axa, présente ce chef-d'œuvre des débuts de l'art français à partir du 3 mai prochain.
«Quelque chose d'inouï! Une révélation! On n'a pas acquis un chef-d'œuvre pareil depuis au moins vingt-cinq ans», s'exclame Henri Loyrette, le patron du Louvre. Pour parvenir à la résurrection du Malouel et sa présentation au public à partir du 3 mai, il aura fallu des décennies de passion, de brouilles, de miracles où se mêlent l'art et l'argent.
La saga commence le 18 janvier 1985, sur le toit de la voiture d'un brocanteur auvergnat. Le froid mord à Vic-le-Comte. L'abbé Perrein, curé du lieu (décédé en 1989), veut faire installer le chauffage dans son église. Pour ce faire, il propose un lot de bancs à un brocanteur clermontois, J. L. (*), qui exerce son activité depuis le début des années 1970. «Comme brocanteur-antiquaire, se souvient-il vingt-sept ans plus tard, je vendais des jougs de bœufs, des cuivres… La peinture ne m'attirait pas, j'ai toujours préféré la sculpture.» J. L. refuse les bancs entreposés dans une annexe du presbytère, mais le curé le fait pénétrer dans une pièce voisine. Posé à même le sol, dos au mur: des moulures en bois doré du XVIIe siècle.Le religieux lui demande ce qu'il pense du panneau peint enchâssé dans ces volutes. «Je lui ai répondu: c'est très moche.» Sur cette croûte aux couleurs ternes un Christ descendu de la Croix est entouré par la Vierge et par Jean l'Évangéliste. Un drap verdâtre enveloppe le bas du corps du supplicié. En 1952, puis dans les années 1960 et 1970, des documents officiels ont pourtant décrit «une peinture sur bois 1 m × 0,6 m, XVIIe repeint sur XVe». Ils laissent entendre qu'un second tableau, de plus grande valeur peut-être, est présent sous le premier. Mais en ce jour de 1985, l'information est inconnue du curé comme du brocanteur et J. L. débourse l'équivalent de 500 euros pour sa trouvaille et quelques autres babioles. «Je l'ai mis sur le toit de ma voiture, se souvient-il, et je suis rentré chez moi.»
S'il vend rapidement les boiseries, le panneau de noyer ne trouve pas preneur. Un mois plus tard, Christian Bauchet, confrère de J. L. à Clermont-Ferrand, examine l'objet: une écaillure du badigeon laisse apparaître un fond d'or. La composition peut-être plus ancienne et de plus grande qualité qu'on le croit. «Il ne faut pas faire de bêtises et commencer par un test de nettoyage» recommande-t-il. Un restaurateur local, Éric Mulard, opère de mars à décembre 1985. Apparaissent alors deux anges soutenant le Christ. L'œuvre, datant désormais sûrement de la fin du Moyen Âge, se révèle d'une finesse et d'une beauté remarquables.
Surnommé «Maelwael», celui «qui peint bien»
L'enquête pour son attribution va durer treize ans. «Je me suis lancé sur une fausse piste italienne, celle de l'école siennoise, raconte le brocanteur. Le tableau était chez moi, je n'avais pas les moyens de payer une assurance ou un coffre-fort. J'ai vécu avec lui, je le trouvais merveilleux, je le photographiais, une vraie histoire d'amour.» J. L. achète des livres, fait le tour des musées, des expositions.Il visite six ou sept fois le Louvre. «Je suis passé souvent devant la Grande Pietà ronde de Jean Malouel sans réagir. Je me demande aujourd'hui pourquoi je n'ai pas compris immédiatement que le peintre de mon tableau c'était lui.» De fait, la comparaison entre son panneau et le célèbre tondo entré au Louvre en 1864 est éclairante: même mouvement du Christ, mêmes anges à ses pieds enveloppés dans le Saint-Suaire…
Malouel? Dominique Thiébaut, responsable des peintures XIVe et XVe siècles au Louvre, en rappelle l'importance. «Alors que pour cette époque on conserve des milliers de tableaux italiens, espagnols, allemands et néerlandais, les français sont rares. Pas plus de 350. Sur ce corpus originel de notre art national ne subsiste de Jean Malouel, outre la Pietà, qu'une Vierge dite «aux papillons» conservée à Berlin. Or Malouel est un artiste de poids. Natif avant 1370 de Nimègue, d'où son surnom “Maelwael” qui signifie “qui peint bien”, il appartient à la première génération des artistes flamands réalistes qui vont profondément influencer la peinture française. Il était l'oncle des frères Limbourg, les enlumineurs, entre autres, des Très Riches Heures du duc de Berry, trésor du château de Chantilly. Surtout, Malouel a participé au chantier de la chartreuse de Champmol, le plus grand de ce temps. Jusqu'à sa mort, à Dijon en 1415, il a été le peintre attitré du duc de Bourgogne Philippe le Hardi.»
J. L. assure qu'il a formulé cette hypothèse d'attribution dès la fin de l'été 1999. Il lui faut dès lors la faire valider par le monde de l'art. «Le tableau sous le bras», il se rend en septembre 1999 dans les locaux parisiens de Christie's. L'expert ne croit pas à un Malouel. Il propose 300 000 francs (45 000 euros) avant d'ajouter: «Dans un état pareil, nous ne le mettrons pas en vente.»
J. L. décide de se rendre au Louvre et rencontre Jean-Pierre Cuzin, alors conservateur en chef du département des peintures, et Dominique Thiébaut. Tous deux déplorent aussi le «très mauvais état» de l'œuvre. J. L. refuse de dire d'où il le tient. Toutefois, ils jugent l'attribution très plausible. Du 17 septembre au 1er décembre, le tableau est confié au musée pour expertise.
Le Louvre se dit prêt à acquérir l'œuvre mais à un prix, 12 millions ramenés ensuite à 7 millions de francs (1,8 à 1 million d'euros), très inférieur à celui demandé par J. L, 50 MF (7,60 M€). L'estimation a fluctué du fait de l'extrême rareté de pièces comparables passées sur le marché. Thiébaut a aussi deviné que le panneau venait d'une cure auvergnate et, pourquoi pas, de Vic qui a été la capitale des comtes de cette région.
2 millions d'euros pour la commune
Cela pose un problème de taille: tous les litiges juridiques potentiels doivent être neutralisés. L'Église et surtout la mairie de Vic propriétaire des biens paroissiaux comme toute commune française depuis la loi de 1905, ne doivent pas pouvoir contester la vente une fois celle-ci réalisée. Le Louvre, puis la Direction des musées de France, celle des Affaires culturelles d'Auvergne, et jusqu'au ministère des Finances - soit une quinzaine de personnes au total -, se lancent à leur tour dans une enquête. Il faut savoir s'il existe quelque part un document susceptible d'apparaître en droit comme un titre de propriété. Ceux des années d'après-guerre sont peu détaillés, l'inventaire dressé en 1906 à l'occasion de la séparation des Églises et de l'État très imprécis et, en deçà, les archives sont muettes…Dans le doute, néanmoins, l'État considère que la commune doit recevoir une indemnisation, à négocier à la vente. L'Église, elle, a rapidement estimé qu'elle ne pourrait s'engager dans un contentieux. Trop coûteux, trop incertain au vu de la faiblesse des papiers exhumés. «Nos fidèles espéraient un geste de la commune», précise toutefois, légèrement dépité, le successeur de l'abbé Perrein.
Dans les années 2000, soucieux de valoriser son bien (puisque possession vaut titre) et de se faire conseiller au mieux, J. L. se rapproche du marchand d'art parisien Jean-Claude Serre et de son avocat, Jean-Pierre Spitzer, un fin connaisseur du droit de l'art. Serre, qui connaît J. L. depuis quarante ans, est notamment précieux par sa capacité à assurer une bonne restauration au tableau. De fait, des mois durant, la spécialiste Laurence Baron Callegari travaillera ainsi à «purifier» le panneau.
Mais les deux hommes finissent par se brouiller, le marchand soutenant qu'il a aidé le brocanteur à identifier le Malouel. Ce nouvel imbroglio risque de paralyser à nouveau la vente. Le 17 novembre 2010, le Louvre convoque les deux parties. Grâce au «déminage» des avocats de J. L., Mes Chapus et Portejoie, et de Me Spitzer, un accord est trouvé.
Presqu'un an plus tôt, en janvier 2010, J. L. avait par ailleurs déposé un certificat d'exportation, cette demande étant bloquée en mai suivant par un classement Trésor national. Tous les obstacles sont donc levés. Le 25 octobre 2011, par vote à l'unanimité du conseil municipal et après exposé des motifs par le directeur du département des peintures au Louvre, Vincent Pomarède, Vic-le-Comte accepte de percevoir une «indemnité transactionnelle». Soit 2,3 M€ sur les 7,8 M€ versés à J. L.
«Heureux d'avoir joué un rôle dans le sauvetage»
Le 13 janvier dernier le Louvre annonçait la signature de l'acte de vente, et l'acquisition réalisée grâce au mécénat du groupe Axa. Laurence Baron Callegari pouvait achever son travail et procéder à quelques très légères reconstitutions (réversibles) de parties endommagées. Depuis sa retraite auvergnate, J. L. exprime sa fierté: «Le tableau était abandonné. Il a été sauvé, peut-être in extremis. Et je suis heureux d'avoir joué un rôle dans le sauvetage.» Roland Blanchet, le maire de Vic, qui souhaite accueillir une copie du tableau, explique que cette divine manne «va permettre de faire baisser notre dette». Elle va également servir à la rénovation-extension du groupe scolaire et à la construction d'un gymnase.Le Louvre, lui, tente de résoudre une ultime question: quel a été le sort du tableau entre son exécution et sa réapparition six siècles plus tard? Dominique Thiébaut pense qu'il a un lien ancien avec l'Auvergne. «Cette contrée avait été donnée en apanage par le roi Jean le Bon à son fils Jean de Berry, un des frères de Philippe le Hardi.» Le Christ de Malouel a-t-il été une commande du duc de Berry à l'artiste officiel de son cadet? Le duc l'a-t-il offert ensuite à la cure de Vic? Ce secret, Jésus et ses anges le conserveront sans doute à jamais.
(* ) J. L. souhaite conserver l'anonymat.
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