Les ambassades extraordinaires du Louvre
En relation avec soixante-dix pays, le plus grand musée du monde joue un rôle diplomatique et économique croissant.
Par Claire Bommelaer et Eric Bietry-Rivierre
Un agenda de ministre. Dans l'avion qui l'emmène à Madrid, où le prix 2012 de l'amitié franco-espagnole va lui être décerné, Henri Loyrette détaille ses missions à l'étranger. Visite au Japon pour inaugurer la première exposition depuis le tsunami - «une façon de montrer que la France est solidaire». Voyage à Séoul pour expliquer la mythologie gréco-romaine aux Coréens avec une centaine d'œuvres de la Renaissance au XIXe. Tournée américaine accompagnant les trésors des arts décoratifs du XVIIIe siècle français. Réunion internationale d'homologues à Moscou, à l'occasion du centenaire du Musée Pouchkine. Officialisation au Maroc d'un projet d'exposition parisienne en 2014 sur la civilisation arabo-andalouse en remerciement des 15 millions d'euros donnés par Mohammed VI pour le futur département des arts de l'islam…
Aucun doute: le président du Louvre mérite sa carte Club 2000 d'Air France, le sésame ultra-VIP dont raffolent hommes politiques, capitaines d'industrie et people. «Depuis 2005, le Louvre entretient des relations avec soixante-dix pays, résume-t-il. Pas seulement pour des prêts ou des expositions temporaires, bien que nous en ayons fait circuler quatorze en 2011. Nous menons aussi des missions archéologiques, nous contribuons à la formation des conservateurs, à la conservation et à la restauration d'œuvres.»
Soft diplomatie
Fleuron national, visité chaque année par 8,5 millions de personnes, le Louvre rayonne à l'étranger et se trouve, depuis sa création en 1793, au centre de la politique étrangère française. Son président, nommé en Conseil des ministres, est une figure: souvent les officiels réclament un entretien avec lui lors de leur passage à Paris. Et tandis que la discussion se déroule dans les bureaux, leur épouse et sa délégation visitent le musée grâce au service du protocole. «Nous ne fermons jamais les salles pour ces visites, explique-t-on au Louvre, mais nous savons organiser des bulles qui sécurisent les personnalités, comme lors de la venue de Kadhafi, en 2007.» Déjà, au XIXe siècle, un banquet avait été préparé dans la salle des Caryatides pour la reine Victoria. Le musée avait même installé un salon de repos en satin vieux rose et déplacé des tableaux susceptibles de plaire à son hôte!
Bien que le musée revendique son statut de musée encyclopédique mondial, présentant des pièces de toutes époques et de toutes origines, ce rôle diplomatique ne relève pas directement de sa mission. On appelle cela de la «soft diplomatie». Reste qu'il n'y a pas un déplacement, ou presque, qui ne soit validé par le Quai d'Orsay. «Quand on a un doute, on se tourne vers les Affaires étrangères, et les ambassades sont toujours nos relais sur le terrain», glisse le conseiller d'Henri Loyrette.
Louvre des sables
Ainsi s'intensifie un vieil usage. «Diplomatie et culture, mélange des genres? Cela a toujours été le cas», relève Guillaume Fonkenell, historien du Louvre qui prépare une somme sur le palais devenu musée à paraître à la rentrée. Dès l'Empire finissant, Dominique Vivant Denon négociait pour garder au moins Les Noces de Cana de Véronèse, pris lors de la campagne d'Italie. Il y parvenait en défendant la vocation universelle des collections. Autre exemple: Malraux et de Gaulle ont envoyéLa Joconde à New York en 1963. Pour le plus grand plaisir de John et Jackie Kennedy, qui lui ont rendu visite au Met. En 1973, Monna Lisa était encore allée au Japon avec une halte à Moscou. Depuis, on invoque sa fragilité pour la maintenir chez elle. En 1999, La Liberté guidant le peuple a pris son billet d'avion. Jacques Chirac avait fait expédier la grande toile de Delacroix chez les Russes. En fait, depuis Napoléon, la politique n'a jamais quitté le Louvre, même si Henri Loyrette estime qu'aucun projet n'est désormais motivé«uniquement pour des raisons diplomatiques».
Au milieu des années 2000, la France amorce un rapprochement avec les Émirats. La France s'engage à construire une base militaire à Abu Dhabi afin de contrecarrer la prédominance américaine dans cette zone. Dans la foulée, le ministre de la Culture de l'époque, Renaud Donnedieu de Vabres, imagine un Louvre des sables contre un milliard d'euros pour la modernisation des musées français. Henri Loyrette n'est pas, au départ, partisan de ce projet. Qu'importe: le grand musée, imaginé par Jean Nouvel, sortira de terre en 2015, avec sa pleine collaboration.
Chypre, Allemagne, Inde, Bulgarie, Soudan, Égypte...
Les rapports avec les pays «amis» s'intensifient notamment quand l'État décide de les célébrer par une saison culturelle croisée. Dans ce cas, le premier musée de l'Hexagone est ardemment prié de se plier à l'exercice. Coup de chance en 2010, quand il s'est trouvé que l'exposition «Sainte Russie» était préparée de longue date et s'intégrait parfaitement dans la saison décidée par Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev. Cela avait valu au Louvre l'arrivée d'une abondance d'icônes inaugurées par les deux présidents, avec Gazprom comme sponsor.
L'année dernière, lors de l'exposition «Cité interdite», des prêts du palais de Pékin installés dans trois espaces du Louvre ont été salués par le musée lui-même comme «un événement majeur des échanges culturels et diplomatiques» entre la France et la Chine. Cette fois, Hu Jintao jouait les guest stars, avec Schneider Electric et Louis Vuitton en soutien. «L'intérêt pour le Louvre d'être inclus dans des saisons est que le transport et l'assurance des œuvres que nous pouvons demander sont intégralement pris en charge. Cela a permis de belles réalisations comme l'exposition sur la Pologne en 2004», plaide le président-directeur.
Prochaines échéances: «Chypre médiévale» à l'automne, à l'occasion de la présidence de l'île au sein de l'Union européenne. Et l'histoire des arts de l'Allemagne au printemps 2013, à l'occasion du cinquantième anniversaire du traité de l'Élysée. À plus long terme, l'Inde, la Bulgarie et même le Soudan, avec une exposition et des fouilles de sauvetage dans le haut Nil, sont dans les tuyaux.
«Quand tout est brouillé par le politique, le culturel peut continuer»
Évidemment, politique et culture ne se marient pas toujours bien. En 2009, les tensions entre la France et la Turquie, provoquées par la question arménienne, se sont traduites par des retards considérables dans l'organisation de la saison culturelle. Faute d'avoir reçu les prêts, le Louvre a dû patienter près de trois semaines avant de pouvoir ouvrir ses trois expositions temporaires. Enfin, à cause du projet de loi pénalisant la négation du génocide arménien, l'autorisation de mission de fouilles à Myrina n'a pas été accordée au musée français.
Mais le principe a ses avantages. «Parfois, quand tout est brouillé par le politique, le culturel peut continuer. Par exemple, en 2005 en Syrie, après l'attentat qui a coûté la vie à l'ancien premier ministre libanais Rafic Hariri, nous avons poursuivi notre collaboration.» Elle ne s'est arrêtée qu'avec la répression actuelle. Si l'on excepte l'Iran, la Syrie est le seul pays avec qui le Louvre ne travaille plus.
Par son rayonnement, le musée sert aussi la cause des entreprises. Dans son sillage, les généreux mécènes affluent. Comment ne pas profiter de ces moments d'émerveillement, quand les chefs-d'œuvre venus de la Ville Lumière (722 en 2011) sont déballés, pour nouer des contacts, décrocher des contrats. Comme en 2009, où PSA Peugeot Citroën avait financé une exposition de sculptures de Houdon à Rio. Cette année, pour remercier les États-Unis d'avoir notamment organisé des dîners de «funds raising» à Bentonville (Arkansas), San Francisco et Los Angeles, une petite présentation sur la naissance de la peinture de paysage outre-Atlantique a permis de contenter les amis américains du Louvre.
Détail qui en dit long: à Madrid, Henri Loyrette, haut fonctionnaire affable, n'a pas seulement reçu son prix, devant trois cents notables. Le lendemain, il renouvelait pour quatre ans un partenariat avec la Caixa Bank. En échange de quatre expositions clés en main, des peintures de Charles Le Brun seront restaurées et les caisses du Louvre seront alimentées d'une enveloppe au montant classé confidentiel.