mercredi 11 avril 2012

Gabriel Veyre, l’épopée d’un photographe utopiste

De 1901 à sa mort en 1936, ce globe trotter entrepreneur aura accompagné le royaume dans sa mutation moderne. Ses autochromes et ses films, documents de premier ordre, sont présentés pour la première fois au Maroc.

Autoportrait à Dar Bouazza
Autochrome, 1935
©Collection Jacquier-Veyre
Méfiez-vous de sa silhouette de Tartarin de Tarascon : Gabriel Veyre a été un authentique globe trotter. Le démontre une sélection de ses plaques photographiques et de ses films marocains. Réalisée en partenariat avec l’Institut français et le Musée Slaoui de Casablanca, le Musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône et le groupe Total, celle-ci sera présentée dans sept villes du royaume entre mai prochain et décembre 2012.

« Gabriel Veyre a d’abord parcouru le monde comme opérateur, pour promouvoir le cinématographe des frères Lumière, raconte le galeriste Philippe Jacquier son arrière petit-fils, passionné par l’œuvre de son aïeul avec son épouse Marion Pranal. États-Unis, Mexique, Cuba, Panama, Vénézuela, Colombie, les Antilles, et encore la Chine, le Japon : à chaque fois j’ai des autoportraits de lui posant en costume local. En 1899, le gouverneur d’Indochine et futur président de la République Paul Doumer lui commande un reportage sur cette colonie française. Ce travail sera présenté à l’Exposition universelle de 1900, à Paris. Pour la première fois, les Français vont découvrir les images des ruines d’Angkor et de la baie d’Along. Puis, de 1901 à sa mort en 1936, il s’installe au Maroc. À Casablanca, la rue où il habitait porte aujourd’hui son nom. Le Musée Slaoui où nous allons exposer, et qui va être inaugurer avec cet événement, se trouve à vingt mètres de là. »
 
La raison du long séjour de Veyre au royaume chérifien ? « Il était invité à initier le sultan Moulay Abdelaziz à l’art de la photographie et autres découvertes récentes. » L’exposition montrera aussi quelques travaux du sultan : il aimait photographier les femmes de son harem.
Femme au palais, 1901
Tirage au gélatinobromure d’argent
©Collection Jacquier-Veyre
On le voit aussi apprendre à rouler à bicyclette. Au lendemain de son arrivée, Veyre investit un laboratoire de photographie déjà en construction. Il se trouve dans une annexe du palais de Fès. Là il découvre un ami et rendra compte de son intimité dans un livre de souvenirs qu’il publie en 1905. Il se déplace avec toute la cour à Marrakech où on peut jouer sur un beau billard français. Promu compagnon des amusements et loisirs, Veyre fait livrer une motocyclette, puis une voiture, puis trois autres. Elles pétarades dans les méchouars et suscitent la curiosité générale.
 
C’est le temps des découvertes et des progrès, tandis qu’en sous-main la banque Paribas s’emploie à cribler le sultan, trop faible, de dettes. « Mais mon aïeul ne semble pas s’être prêté à une quelconque manipulation politique, commente Philippe Jacquier. Dans ses lettres que j’ai lues il défend une pénétration pacifique. »
 
Veyre installe la première ligne de téléphone du Maroc : à Marrakech, elle va de la salle de billard à son atelier. Suivent, la télégraphie sans fil et l’électricité. Lorsque la situation s’assombrit et que les intrigues redoublent entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre pour s’emparer du Maroc, il s’éloigne, repart à Casablanca. Moulay Abdelaziz est déchu en janvier 1908 et remplacé par son frère Moulay Hafid. Veyre, qui a perdu son épouse alors que celle-ci était revenue en France accoucher d’une fille, choisit de s’établir définitivement sous ces latitudes. Le voilà correspondant pour le journal parisien L’illustration. Il signe quelques beaux portraits de Lyautey et d’Amade, en couleur. Toujours précurseur, en 1907, il créé l’usine du Grand Socco qui alimente militaires et civils en farine, glace, eau potable, bois, briques, et même, un an plus tard, électricité.
 
Moulay Yacoub près de Fès
Autochrome, 1935
©Collection Jacquier-Veyre
En 1909, le voilà également concessionnaire exclusif d’engins Ford et, en 1913, fondateur de l’Automobile club du Maroc. Veyre investit : il achète mille hectares de rivage au sud de la ville. Son but ? Y révolutionner l’élevage. Il tente d’améliorer la race bovine en croisant la vache locale au zébu et essaie d’acclimater des moutons russes produisant de l’astrakan. Il élève aussi des pintades de Zanzibar et des autruches pour vendre leurs plumes. Les résultats sont mitigés. « Veyre ne deviendra jamais riche », note son descendant. De même un projet de barrage sur l’Oum Er Bia restera un rêve.
 
Dar Bouazza
Autochrome, 1935
©Collection Jacquier-Veyre
Après guerre, toutefois il ouvrira la première station radio et deviendra même président de Radio-Maroc. En 1934, comme en ultime salut à son pays d’adoption, il effectue un toure des grandes villes du royaume. Le résultat ce sera de magnifiques autochromes et une heure de films en couleur qu’on pourra admirer dans l’exposition. Ils n’ont encore jamais été vus au Maroc.
Kasbah Mehdia
Autochrome
©Collection Jacquier-Veyre
 
Fantasia, 1901
Plaque de verre stéréoscopique
©Collection Jacquier-Veyre
« Tout se trouvait dans l'armoire familiale, en Haute-Savoie. J'ai commencé à l'inventorier en 1988 et décidé de ne rien vendre, précise Philippe Jacquier. Je possède quatre cents prises de vue du Maroc. Une soixantaine sera montrée. Certaines sont en couleur et même stéréoscopiques. Une douzaine sera reproduite sur des toiles de trois mètres sur deux et on pourra ainsi les voir partout dans les centre-villes. Ce sera touchant. Quant aux films, qui seront diffusés en boucle, outre celui de 1934 il y en aura cinq autres plus petits. Ce sont des "kinoras", sorte de flip books, chacun de quarante-cinq secondes. On y voit deux fantasias, une sortie de cortège royal, un exercice de batteries, et une promenade du sultan avec des officiels français. »
 
* "Le Maroc de Gabriel Veyre, 1901-1936 " de Philippe Jacquier, Marion Pranal et Farid Abdelouahab paru chez Kubik est épuisé. Il va être réédité au Maroc aux édition Malika.

mercredi 1 février 2012

Matisse



Les Acanthes de Matisse : une restauration très spéciale

A Bâle, la Fondation Beyeler s’est lancée depuis 2009 dans la restauration d’Acanthes de Matisse. Mais comment procéder avec cette œuvre aussi majeure que très spéciale et extrêmement fragile ? Il s’agit en effet d’un des grands papiers découpés que l’artiste, handicapé par l’âge, composait à la fin de sa vie.

Une première année a été consacrée aux recherches dans la documentation existante. Des films et des photos, dont quelques reportages célèbres parus dans la presse (Paris Match n°294 du 13 au 20 novembre 1954), témoignent de l’assurance mais aussi de la légèreté presque enfantine avec laquelle Matisse jouait, en 1953, un an avant de mourir à l’âge de 84 ans, de ses grands ciseaux de drapier, de ses feuilles et de ses gouaches.

Les Archives Matisse de Paris ont également conservé une large part d’écrits ainsi que de nombreux documents, dont toutes les chutes de papier des découpages. Elles n’avaient encore jamais été exploitées. Les textes en disent beaucoup sur le sens,  les chutes en revanche ne livrent guère d’enseignements sur la manière. Des comparaisons avec une trentaine d’autres papiers découpés conservés un peu partout dans le monde a heureusement  permis d’en savoir plus sur le processus de fabrication. Toutefois à ce jour les spécialistes demeurent circonspects.

La pièce de 311x350,4 cm, lourde de plus de 200 kg, a en effet révélé une structure complexe, faite de pas moins de treize couches différentes : châssis à clés, toile, différents papiers, gouaches et adhésifs. Où le maître, gravement malade, qui ne travaillait plus que de son fauteuil roulant et à l’aide d’un fusain au bout d’une baguette, est-il précisément intervenu dans dans cette avant-dernière création? Qu’est-ce qui a été effectué par sa principale assistante et amie Lydia Delectorskaya ? Qu’est-ce qui a été réalisé dans l’atelier niçois ? Qu’est-ce qui a pu être complété au montage, lors de la première exposition parisienne, galerie Berggruen ? Qu’est-ce qui a pu être abîmé ou « corrigé » au cours des déplacements et des autres expositions ? La pièce a été roulée et épinglée à plusieurs reprises. Les ondulations et les déformations du papier, remarquées par les différentes campagnes photographiques et les ultraviolets, sont-elles d’origine ? Et que dire des déchirures et des plis ?
Il a pu être établi qu’Acanthes  a été monté sur toile à Paris. C’est à ce moment que le châssis à clés et la toile, le papier kraft et les adhésifs ont été ajoutés. En outre, le papier de fond a été recouvert de deux couches de gouache blanche.
Autrement c’est bien à Nice que les papiers ont été recouverts de couleurs, découpés par Matisse et disposés précisément, sous ses directives, sur le mur de l’atelier. Les traits de fusain viennent aussi de l’atelier tout comme les trous de punaises, vestiges de différents essais de disposition, les filigranes et même les traces de colle. Ces marques doivent être comprises comme inhérentes à l’œuvre. Ce sont autant d’indices révélateurs d’une pensée créatrice. La restauration doit absolument les garder.
Reste que dans le laboratoire de restauration inauguré au printemps 2010, et que le public de la Fondation peut voir derrière une vitre, Markus Gross et Stephan Lohrengel tentent aujourd’hui encore de préciser certains détails. Pour cela ils procédent à des reconstitutions. Sous le regard de Dietrich von Frank, le sourcilleux représentant de la Compagnie d’Assurances Nationale Suisse qui assure l’oeuvre et soutient le projet, ils découpent parfois. Comme de très grands et très sérieux enfants.
La restauration devrait s'achever l'année prochaine.
D’autres informations sur http://acanthes.fondationbeyeler.ch