vendredi 21 juin 2013

Portrait, à propos de l'été Matisse à Nice

Matisse, dans la lumière nacrée de la baie des Anges

Découvert un matin de 1917, le soleil de la Côte d’Azur n’aura cessé d’inspirer le peintre, jusqu’à sa mort en 1954.

C’est un homme du Nord, bientôt quinquagénaire, fines lunettes et barbe d’intellectuel, qui remplit sa fiche à l’accueil de l’hôtel Beau-Rivage. Il souffre d’une bronchite que le climat méditerranéen et le confort d’un quatre-étoiles sont susceptibles de soigner. Mais à Nice en ce mois de décembre 1917, il pleut des cordes. Matisse n’envisage donc qu’une brève étape. Toutefois, la chambre donne sur la baie. On est à deux pas de l’Opéra et du cours Saleya où se tient un de ces splendides marchés provençaux - « cette image de l’abondance, de la facilité de la vie et du bien-être à la portée de tous », a écrit un jour, à Collioure, son ami Paul Soulier. Et puis, derrière, la vieille ville déploie d’autres charmes encore. Venelles ocre, patrimoine baroque, il y a même une école des beaux-arts où on peut travailler sur une copie en plâtre d’un Michel-Ange…
Le lendemain, le mistral a chassé les nuages, le temps est magnifique. Nice ? « Un décor, une chose fragile, très belle »« Quand j’ai compris que chaque matin je reverrais cette lumière, je ne pouvais croire à mon bonheur. Je décidai de ne pas quitter Nice, et j’y ai demeuré pratiquement toute mon existence », a résumé l’artiste qui, aussitôt, déplie son chevalet, dépeint sa chambre, son violon, lui-même. La fenêtre est ouverte, l’inspiration monte comme la brise. L’appel du soleil est reçu cinq sur cinq puisque la météo est stable. « J’ai besoin de demeurer sous les mêmes impressions plusieurs jours de suite. »
Au loin il y a la guerre. Un de ses fils est sous les drapeaux, le plus jeune et son épouse entendent les obus tomber à Paris. Le reste des Matisse se trouve derrière la ligne de front. Angoisse... et raison supplémentaire de savourer l’instant. À Nice, Matisse n’est plus l’anarchiste, le chef de ce fauvisme qui défrayait la chronique parisienne à chaque Salon des indépendants. Il n’est pas la célébrité exposée de New York à Moscou. Il n’est pas le fer de lance de l’art le plus moderne qui soit à côté de Picasso, Duchamp ou Picabia. Il est « lou pintre », un homme qui intrigue, un ascète qui peint sans ombre des formes simplifiées en aplats de couleurs pures pour l’amour des matières et des rapports de surfaces eux-mêmes. Son œuvre dérange mais comme il parle posément et présente bien, on le respecte. Une clientèle internationale lui procure les moyens. Finies les vaches maigres, oublié le velours côtelé de la bohème. Depuis une douzaine d’années au moins, place au complet veston. En 1925, la médaille de chevalier de la Légion d’honneur s’y accrochera ; en 1947, celle de commandeur. Et puis, un prix Carnegie, un tableau au Louvre, une kyrielle de ce genre de marques de reconnaissance : voici un maître se disent instinctivement les Niçois de souche.
Il ne lui a fallu que quelques semaines pour jeter son dévolu sur un appartement vide à côté de l’hôtel, au 105 quai des États-Unis, et le transformer en atelier. La baie a des lignes pures, une lumière nacrée d’une clarté argentée. Il l’aime tant qu’il la traverse presque tous les jours à la rame, faute de pouvoir nager comme à l’époque de Collioure. En manteau écossais, Marguerite sa fille ajoute d’autres jeux de couleurs, tandis qu’Amélie sa femme lit et que son cher violon lui offre des courbes moins anguleuses… Renoir est à Cagnes. Ils se toisent, s’apprécient. Victime de la Révolution, son gros client russe Chtchoukine a choisi Nice également.
Puis Matisse prend de la hauteur. Au 138, boulevard du Mont-Boron, au col de Villefranche, il occupe aux beaux jours la villa des Alliés. Là, il assiste à un spectacle dont il ne se lasse pas : les premiers rayons caressant les montagnes vers Cagnes, puis le château, et enfin la ville. Autour, les eucalyptus sont d’un autre vert que celui des oliviers papillonnants ; ils lui lancent des défis comparables à ceux qu’il a l’habitude de remporter depuis les premiers émois méditerranéens - éminemment cézanniens - en Corse.
L’automne arrive, Matisse descend de son piédestal calcaire et reprend ses aises. Cette fois à l’hôtel de la Méditerranée et de la Côte d’Azur. Un autre beau bâtiment Second empire bordant la Promenade des Anglais, aujourd’hui disparu. Un vieux salon rococo aux persiennes basses, diffusant une lumière par en dessous, l’amuse. Parce qu’il lui semble « faux » et « absurde », il le juge « épatant », « délicieux ». Il est plein d’arabesques. Il va en faire son théâtre, le couvrant de nus autrement plus sincères que le chic des moulures. Il y peint des femmes, toujours des femmes. Antoinette, Henriette, Lisette : ces indolentes en tenues orientales dansent dans des fêtes tandis qu’en bas défilent carnavals, Fêtes du mimosa, du citron, des fleurs… Le bonheur de vivre tant cherché, l’Arcadie dont parlaient les Anciens et dont il a déjà donné tant de variations magistrales, il le tient. Malgré ses crises d’anxiété chronique, il ne le lâchera plus !
S’il garde quelques années sa maison d’Issy ou son appartement quai Saint-Michel, ce sera seulement pour maintenir les liens mondains nécessaires. À Nice, entre le front de mer et les hauteurs, un va-et-vient d’une plus grande importance s’installe. Les appartements sans cesse élargis de la place Charles-Félix, de 1921 à 1938, ­précèdent l’ancien hôtel victorien Le ­Régina, occupé jusqu’en 1943. Puis, les Matisse, qui redoutent les bombardements, reculeront d’une vingtaine de kilomètres, louant la villa Le Rêve à Vence. Un endroit au nom idéal, où d’ailleurs Jazz naîtra et où l’on peint toujours. En 1949, l’artiste regagnera son vaste appartement-atelier du ­Régina car il a besoin d’espace pour élaborer les compositions murales de la chapelle du Rosaire, à Vence. C’est là qu’il mourra, le 3 novembre 1954. Il repose, entre un figuier et un olivier, au cimetière de Cimiez.
Ainsi le bel amphithéâtre de la baie des Anges et de ses monts environnants auront joué comme une formidable caisse de résonance pour les expériences formelles et coloristes méditerranéennes, ces rêves médités encore alimentés d’escapades italiennes, américaines et tahitiennes.
Et Paris alors ? La capitale était devenue inutile. Un jour, c’était Gide qui se faisait annoncer. Un autre, l’ami Maillol, pour une de ces folles virées en Buick qui effrayaient Jules Romains. Bonnard, lui, savait rester à table comme un vrai voisin. En 1941, Aragon et Elsa Triolet formaient un couple digne d’être dessiné. Cinq ans plus tard, le vieux rival Picasso s’installait à ­Antibes… Breton est descendu aussi. Dans les derniers temps, Giacometti a fait le pèlerinage à la chapelle du ­Rosaire. Lorsqu’il a témoigné de son admiration à Matisse, les femmes qui entouraient celui-ci semblaient de moins en moins odalisques et de plus en plus infirmières. Au Régina, Lydia, Russe blonde aux yeux bleus, a été la meilleure des assistantes puisqu’elle fut encore muse. Elle contrastait avec les habituelles beautés méridionales et consolait du départ d’Amélie. Elle fut plus que dévouée, docile. L’apothéose des gouaches découpées et organisées du lit ou du fauteuil roulant, autour de tapis persans, de broderies arabes et des tentures africaines, lui doit beaucoup.

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