mardi 2 avril 2013

Une contribution d'Eve Biétry et Amelle Meyer (17 ans)

Paysage et poésie


Regulus, William Turner, 1828
Nous sommes tous des Regulus : éblouis devant la force lumineuse du paysage. William Turner a peint l’histoire de ce général romain qui, prisonnier des Carthaginois, fut supplicié de la plus atroce des façons : exposé en place publique, on lui retira ses paupières, de sorte qu’il fût aveuglé par l’éclat du Soleil. Cette toile lie artiste, personnage et spectateur dans un même aveuglement. Mais c’est aussi une métaphore du rapport que le romantique entre-tient avec la Nature. L’artiste est rendu aveugle par cette force supérieure, et ce jusqu’à l’abstraction de ce qui l’entoure. Cette thématique est reprise par Rimbaud dans son célèbre recueil
Illuminations, où le paysage est souvent lumière et permet au poète la création de l’image poétique. Mais lorsque l’on évoque l’image poétique, il paraît légitime de définir, en premier lieu, ce que signifie la complexe notion de
poésie à nos yeux. Afin de construire notre anthologie, nous avons envisagé la poésie comme un art qui se rapproche de la peinture et non du roman, alors que paradoxalement, elle use à l’origine du même langage. Comme l’a exprimé le philosophe Jean-Paul Sartre, « la poésie ne se sert pas des mots ; elle les sert ». Dans cette optique, on peut affirmer que le poète voit les mots comme des choses, non-porteuses de signification et non comme des outils permettant d’exprimer un point de vue.Il s’agira de les mettre en valeur en tant que tels et non forcément pour leur signification. A l’image du peintre qui pose ses cou-leurs, le poète ne va pas prendre les mots séparément mais comme un tout, l’idée étant de « créer une chose », une entité douée de sens : le poète est attentif aussi bien à la signification qu’au langage employé en lui-même. Ainsi, la raison pour laquelle le poète a choisi d’assembler ces mots les uns aux autres n’est pas dénuée de sens : il s’agira, à un degré d’explicitation plus ou moins fort, d’exprimer une tendance profonde, un certain état d’esprit du poète.
Cette vision de la poésie est, sans nul doute, un parti pris assez tranché ; ce postulat nous a cependant paru légitime au fil de notre réflexion poétique, bien qu’elle soit personnelle. Par ailleurs, comme l’a déjà exprimé Mallarmé, donner une définition de la poésie, c'est-à-dire une limite, ne peut être que réducteur ; cela revient à exclure à peu près inévitablement une partie de ce qui se nomme
poésie. Ainsi, nous avons choisi la thématique du paysage car celui-ci, à l’image des mots, est un outil pour le poète : il lui permet d’exprimer ses sentiments, de représenter son état d’esprit, sa réflexion, l’objet de ses désirs. La variété des paysages permet la polysémie, la pluralité des représentations: le paysage est varié, changeant, il permet d’exprimer toutes les nuances et tous les sens.
La représentation du paysage en poésie s’est généralisée à partir du romantisme, trouvant notamment écho dans la poésie lyrique, mais trouvant aussi sa place dans la forme nouvelle de prose poétique. Une question se pose alors : de quelle manière le paysage est-il appréhen-dé en poésie ?
Il apparaît que le paysage poétique peut alors être une transposition du visuel à l’écrit : il s’agit d’une toile de mots, une manière de coucher à l’écrit ce que le peintre représenterait sur sa toile. Mais le paysage mis en lumière en poésie est aussi et souvent issu de l’imaginaire du poète ; il ne s’agit pas forcément de transcrire fidèlement un paysage aperçu. Le poète peut alors s’inspirer de clichés, de l’idée qu’il se fait de paysages lointains, ou même de créer entiè-rement un paysage inexistant, grâce à son imaginaire, et par les mots.
Dans cette anthologie, nous avons tenté d’offrir une vue d’ensemble des différents usages du paysage dans la poésie au cours des siècles. Nous commençons donc par l’ « Aquarelliste » d’Apollinaire ; il s’agit d’une présentation explicite d’un processus de création qui lie paysage et peinture, avec une mise en abyme qui permet de montrer le lien entre image matérielle et image textuelle, obtenue finalement : la peinture est un pont entre écrit et paysage.
L’image matérielle est donc une source d’inspiration pour le poète ; dans le cas du poème « Novembre » d’Hugo, le paysage banal et quotidien permet l’évasion vers un imaginaire plus exotique, sortant de l’ordinaire ; ce processus peut même être poussé jusqu’à la représenta-tion d’un paysage fantastique, idéal, utopique. C’est le cas du « Paysage
»
de Baudelaire. Dans ce poème, ce dernier se place explicitement en tant qu’auteur en quête d’inspiration. Dans cette optique, il existe la nécessité d’une empathie entre paysage concret et création : c’est le cadre réel qui entoure le poète, qui va lui permettre la création d’un paysage unique. Le pay-sage est alors source de créativité et reflète la recherche d’idéal du poète. Cette dimension prend écho dans « Paysage d’Eté » de Léonard ; par la description d’un pay-sage paisible et sans zone d’ombre, le poète traduit son état d’esprit serein et idéaliste. Par ailleurs, la représentation de paysages idéaux et bucoliques remonte à l’Antiquité, comme nous le montre l’Eglogue de Virgile ; ici, c’est l’âge d’Or, sorte d’équivalent rêvé du paradis, qui est représenté dans toute sa paisibilité et son abondance.
Nous avons fait le lien avec l’ « Aube » de Rimbaud, où le paysage idéal et flou se traduit par une nature vivante, source de vie ; il y a même une dimension sacrée par la quasi-déification de l’Aube. Nous avons alors directement opposé, confronté ce poème avec « Châteaux de Cendres »
, qui donne au contraire la vision d’un paysage désolé, usé. On découvre alors que même un paysage opposé à une quelconque forme d’idéal peut permettre l’inspiration poé-tique ; même un lieu aride peut nourrir la réflexion du poète et exprimer son état d’esprit. Mais « Châteaux de Cendres » est aussi une réflexion sur le temps, ce dernier ayant un impact réel sur le paysage décrit. Nous avons donc poursuivi avec des poèmes illustrant le passage du temps et la réminiscence ; c’est le cas d’ «Après trois ans », où l’aperçu du paysage rappelle des souvenirs du passé. Mais nous avons aussi choisi l’exemple du « Lac » de Lamartine, où le poète s’adresse directement à un élément du paysage en l’apostrophant, ce qui mène non seu-lement à une réflexion sur la fuite du temps, mais aussi à un rappel du souvenir de la femme aimée.
En lien avec l’évocation de la femme, nous avons choisi le poème « A l’Etna » de Corbière. En-core une fois ici, le poète dialogue avec l’élément naturel qu’est le volcan, qui se trouve en fait personnifié et rapproché d’une femme que le poète décrit. Nous avons enchaîné avec « Séré-nissime Songe », qui présente une nouvelle personnification : ici, la ville de Venise est repré-sentée en tant que femme.
Pour continuer sur l’évocation de la femme à travers le paysage, nous avons choisi « Je mour-rais de plaisir… » de Ronsard : le poète utilise le paysage de forêt comme outil pour exprimer, à la manière pétrarquiste, son amour pour une femme qui le repousse. Le paysage apparaît alors comme incitation aux plaisirs amoureux, adressée à cette femme : car qui n’aimerait se voir offrir un paysage comme preuve d’amour ?
Dans « Paysage » de Cendrars, il s’agit encore une fois d’une expression du ressenti intérieur du poète. Sa souffrance prend alors le pas sur la beauté originelle du paysage réel.
Afin de boucler la boucle de notre réflexion, les poèmes « Marine » de Rimbaud et « Bahia » de Cendrars sont placés en conclusion de notre travail. Dans ces deux poèmes, le paysage est une construction poétique : au début de cette anthologie, c’était le paysage qui permettait la créa-tion du poème, l’inspiration. Ici, il s’agit d’un renversement : c’est le poète qui, de ses mots et sans écho dans la réalité, créé un paysage inédit. Ici, ce n’est pas tant la vraisemblance de l’image qui compte, ni la propension du lecteur à se l’imaginer, mais plutôt la beauté des mots pour eux-mêmes – et même la beauté créée par l’agencement de ces mots.
Nous avons tenté de retracer, à travers ce parcours poétique, l’histoire du paysage dans la poésie, qu’elle soit moderne ou antique. Il est évident que cette réflexion, non exhaustive, ne peut nous permettre de répondre de manière globale à un questionnement qui fut toujours renouvelé. La poésie, par les multiples formes et significations qu’elle revêt, ne peut être défi-nie dans son intégralité.
Cependant, l’on peut pour maintenant s’en tenir à une réflexion du poète français Saint-John Perse :
« le poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance ». La poésie serait donc l’art qui nous permet de nous échapper de la fonction seulement utilitaire du langage, qui nous enferme dans l’évidence, dans la trivialité- car c’est ainsi que peut se définir l’accoutumance. Mais fuir l’accoutumance, c’est aussi éviter l’écueil de la banalité et du monotone. Il en va ainsi du paysage, toujours renouvelé, inspiré du réel ou de l’imaginaire foisonnant du poète. Comprendre la poésie par son renouvellement, sa nouveauté ? Selon nous, une belle manière d’appréhender cette notion qui nous fuit toujours.

AQUARELLISTE
À Mademoiselle Yvonne M…
Yvonne sérieuse au visage pâlot
A pris du papier blanc et des couleurs à l’eau
Puis rempli ses godets d’eau claire à la cuisine.
Yvonnette aujourd’hui veut peindre. Elle imagine
De quoi serait capable un peintre de sept ans.
Ferait-elle un portrait ? Il faudrait trop de temps
Et puis la ressemblance est un point difficile
À saisir, il vaut mieux peindre de l’immobile
Et parmi l’immobile inclus dans sa raison
Yvonnette a fait choix d’une belle maison
Et la peint toute une heure en enfant douce et sage.
Derrière la maison s’étend un paysage
Paisible comme un front pensif d’enfant heureux,
Un paysage vert avec des monts ocreux.
Or plus haut que le toit d’un rouge de blessure
Monte un ciel de cinabre où nul jour ne s’azure.
Quand j’étais tout petit aux cheveux longs rêvant,
Quand je stellais le ciel de mes ballons d’enfant,
Je peignais comme toi, ma mignonne Yvonnette,
Des paysages verts avec la maisonnette,
Mais au lieu d’un ciel triste et jamais azuré
J’ai peint toujours le ciel très bleu comme le vrai.
Guillaume Apollinaire,
Alcools
¸ 1913

Magritte, Les Promenades d’Euclide
, 1955 « Derrière la maison s’étend un paysage
Paisible comme un front pensif d’enfant heureux »

« L'Aquarelliste » est un poème en prose de Guillaume Apollinaire ,qui fait partie intégrante du recueil
Alcools, publié en 1913. Apollinaire est un poète et écrivain français du début du XXème siècle (1880-1918) ; on le considère comme le précurseur du surréalisme. « L'Aquarelliste » est un poème sous forme de lettre, destiné à Mademoiselle Yvonne M. Apollinaire y pose une mise en abyme du paysage, à travers la tentative artistique d’Yvonne.








NOVEMBRE
Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne,
Ton soleil d'orient s'éclipse, et t'abandonne,
Ton beau rêve d'Asie avorte, et tu ne vois
Sous tes yeux que la rue au bruit accoutumée,
Brouillard à ta fenêtre, et longs flots de fumée
Qui baignent en fuyant l'angle noirci des toits.
Alors s'en vont en foule et sultans et sultanes,
Pyramides, palmiers, galères capitanes,
Et le tigre vorace et le chameau frugal,
Djinns au vol furieux, danses des bayadères,
L'arabe qui se penche au cou des dromadaires,
Et la fauve girafe au galop inégal !
Alors, éléphants blancs chargés de femmes brunes,
Cités aux dômes d'or où les mois sont des lunes,
Imans de Mahomet, mages, prêtres de Bel,
Tout fuit, tout disparaît. Plus de minaret maure,
Plus de sérail fleuri, plus d'ardente Gomorrhe
Qui jette un reflet rouge au front noir de Babel !
C'est Paris, c'est l'hiver. ― À ta chanson confuse
Odalisques, émirs, pachas, tout se refuse.
Dans ce vaste Paris le klephte est à l'étroit ;
Le Nil déborderait : les roses du Bengale
Frissonnent dans ces champs où se tait la cigale ;
A ce soleil brumeux les Péris auraient froid
Victor Hugo, Les Orientales
, 1829

Félix Ziem, L'Elephant
, fin du XIXe siècleHugo, né en 1802 et mort en 1885, est sans conteste une figure phare de la poésie du XIXème siècle. Poète, romancier, dramaturge mais aussi homme politique qui confronta souvent le pouvoir en place, il a composé des oeuvres telles que Les Misérables ou encore Les Contemplations. Ce poète tiré des Orientales, présente la confrontation entre monotonie parisienne et imaginaire oriental foisonnant.
Gustave Caillebotte, Rue de Paris, jour de pluie
(étude), 1877« Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne,
Ton soleil d'orient, s'éclipse, et t'abandonne »
PAYSAGE
Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.
II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Charles Baudelaire,
Les Fleurs du Mal, 1852

Georges Braque, Paysage de l’Estaque
, 1906
« Ce long tapis de fleurs, déployé sur les prés ;
Ces collines, ces tours, ces villages dorés… »

  « Paysage » est un poème composé de deux strophes d'alexandrin. Il est tiré du recueil
Les Fleurs du Mal publié en 1857. Charles Baudelaire, né en 1821 et mort en 1867, est un poète français avec un style unique en son genre, qui s'inspire du romantisme tout en reprenant des formes classiques, se situant entre le « Parnasse » et le symbolisme. Il s'agit du premier poème de la section « Tableaux Parisiens », il a donc un rôle à jouer pour la présenter. C'est une vision contrastée et pourtant cohérente du paysage urbain -auquel il est très attaché- qu'il mêle à ses rêveries en l'associant à un paysage fantastique.

PAYSAGE D'ETE
Peindrai-je de ces monts les groupes lumineux.
Que le Soleil enflamme au travers de la nue ;
Ces vallons ombragés de bois majestueux ;
Ce fleuve qui se roule en replis sinueux,
Et renvoie aux rochers, des clartés ondoyantes ;
Ce vent doux qui frémit sur les vagues brillantes ;
Ce long tapis de fleurs, déployé sur les prés ;
Ces collines, ces tours, ces villages dorés,
Ces épis balançant leurs têtes jaunissantes,
Et toutes ces couleurs qui, fuyant par degrés,
Semblent au loin se perdre en vagues transparentes ?
II
Que le sommeil est doux sur un lit de gazon,
Près d’un ruisseau plaintif qui descend des montagnes !
Quel plaisir d’être assis dans le fond des valions,
Et d’entendre à ses pieds le bruit des moucherons
Pendant que le midi brûle au loin les campagnes ?
Nicolas-Germain Léonard,
Paysages d’été, XVIIIe siècle

Nicolas Germain Léonard est un poète et écrivain d’origine guadeloupéenne, né en 1744 et décédé en 1793. Il écrivit très jeune son premier recueil, Idylles morales en 1766. Il s’attelle à des productions romanesques avant de revenir à poésie en 1775 avec Idylles et poésies champêtres. Ce poème en deux strophes évoque une continuité de la poésie bucolique antique, avec un paysage champêtre et idyllique.

EGLOGUE 4
Heureux vieillard ! Ces champs resteront donc tiens !
Et pour toi ils seront assez grands, bien que la dure pierre
tous les pâturages recouvre, aidée par le marécage aux joncs limoneux.
De nouveaux espaces n’appelleront pas tes brebis pleines
et les contagions malsaines du troupeau voisin ne les atteindront pas.
Heureux vieillard ! Ici, entre des rivières connues
et des sources sacrées, tu rechercheras la fraîcheur de l’ombre !
De là, comme toujours, à la lisière du champ voisin,
la haie, où les abeilles de l’Hybla butinent la fleur du saule,
souvent t’incitera à plonger dans le sommeil, par son léger murmure ;
de là, sous la haute roche, chantera l’émondeur dans les airs ;
et toutefois, pendant ce temps, ni les palombes à la voix rauque, objets de tes soins,
ni la tourterelle ne cesseront de gémir du haut de l’orme.
Virgile,
Les Bucoliques, fin du I er siècle av. J-C, traduit du latin : extrait
Virgile, ou Publius Vergilius Maro, est un poète latin, né aux alentours de 70 avant J-C. Issu d’une famille bourgeoise, il mena des études poussées dans les grandes villes italiennes. Il prit part à la vie politique de l’époque, se liant notamment avec Gallus, fondateur de la poésie élégiaque romaine, mais aussi avec Asinius Pollion, écrivain et homme politique. C’est dans un contexte de guerre civile qu’il compose les
Bucoliques et les Géorgiques. Ce sont ses ouvrages les plus célèbres, avec l’Eneide, oeuvre phare de la Rome antique. Il s’engagera dans un voyage de documentation en Asie et en Grèce, et meurt à Brindes en 19 après J-C. Cet extrait de l’églogue 4, pièce qui se démarque par sa longueur, reflète l’idéal gréco-romain de l’âge d’Or, équivalent d’une sorte d’Eden.

AUBE
J’ai embrassé l’aube d’été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.
Arthur Rimbaud,
Illuminations, 1875
Arthur Rimbaud est une figure majeure de la poésie du XIXème siècle, rattaché au romantisme et au Parnasse. Il est né en 1854 à Charleville. Poète très précoce, il a écrit l’intégralité de ses poèmes entre 15 et 20 ans. Pour lui, le poète doit être « voyant », et la production poétique doit se faire par « le dérèglement de tous les sens ». Mais il renonce à sa vocation artistique dès la fin de cette période prolifique, choisissant de partir pour l’Afrique, où il devient négociant. Atteint de gangrène, il décède à Marseille en 1891. Parmi ses oeuvres, on retrouve Une saison en Enfer ou les Illuminations. Le poème « Aube »est issu de ce dernier recueil, dont la période d’écriture s’étend sur 3 ans, de 1872 à 1875.
 
CHATEAUX DE CENDRES
Grands châteaux de cendres jaunes
Le chemin montre l’usure des murs ;
La famine crayonne vos fenêtres
Et les coqs saignés par l’aube
Tournoient dans le vide des greniers.
Sur le maigre bûcher des passeurs
La douleur grille la chair vive du temps,
La magie fait monter au ciel
L’âme suppliciée du nouveau jour.
Dans les couloirs de la montagne,
Le soleil poursuit sa ronde solitaire ;
Il décalque ses images muettes
Sur la paume fendillée des torrents ;
Il réchauffe les chances de la pierre.
Au pied des paravents d’argiles,
L’automne déplie ses robes du soir.
La mémoire du monde est morte.
Albert Ayguesparse,
Écrire la pierre, 1970. 
Paysage au château en ruines
, Pierre Thuillier « Dans les couloirs de la montagne,
Le soleil poursuit sa ronde solitaire (…) »
Albert Ayguesparse est un poète, romancier et essayiste belge de langue française. Il est né à Bruxelles en 1900 et y est mort en 1996. Son existence fut marquée par sa lutte en faveur des classes prolétaires, qui se traduisit par l’écriture d’essais engagés. Il fut récompensé de nombreux prix littéraires. Parmi ses oeuvres, on compte notamment des recueils de poésie à l’exemple d’Aube sans soutiers et Les Armes de la guérison ; ou encore des romans tels que le Mauvais Age. Ce poème est issu d’un de ses recueils les plus tardifs, Ecrire sur la pierre, et évoque la vision d’un paysage désolé et aride, qui permet pourtant d’alimenter la flamme inspiratrice du poète.

APRES TROIS ANS
Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.
Rien n'a changé. J'ai tout revu : l'humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin...
Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.
Les roses comme avant palpitent; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,
Chaque alouette qui va et vient m'est connue.
Même j'ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue,
- Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.
Paul Verlaine,
Poèmes saturniens
, 1866
Paul Verlaine est né en 1844 à Metz. Il publie son premier recueil, les Poèmes Saturniens en 1866, dont est extrait le poème. Par la suite, il aura une vie difficile et tourmentée, ayant notamment une aventure avec le jeune poète Arthur Rimbaud. Il décèdera en 1896 à Paris, vivant quasiment dans la rue et victime de nombreuses maladies. Il a composé des ouvrages qui restent très célèbres, à l’exemple des Poètes Maudits ou encore des Fêtes Galantes. Ce poème évoque une réminiscence du poème qui passe à travers l’évocation d’un paysage chéri dans le passé, mais qui reste très vivant, notamment par la mention de l’exaltation des sens

Nuit étoilée sur le Rhône
. Vincent Van Gogh, 1888
« Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! (…) Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir »

LE LAC
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir
sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
 Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! "
Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux. "
Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit :
Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
Alphonse de Lamartine,
Méditations poétiques, 1820

« Le Lac » est un poème issu du recueil Les Méditations Poétiques d'Alphonse de Lamartine. Cette oeuvre poétique, publiée en 1820, regroupe 24 poèmes. La publication de ce recueil, qui est son premier ouvrage, fut un événement poétique d’envergure : il s’agit du premier manifeste du romantisme français. Lamartine y transcrit ses états d’âme, ses impressions. C'est un poète français du début du XIXème siècle qui, comme Victor Hugo et Alfred de Musset, est intégré au mouvement romantique, qui valorise les sentiments et s'oppose au classicisme tout en gardant sa forme. « Le Lac » est composé de quatrains d'alexandrin, coupés à l'hémistiche. Dans celui-ci le poète interpelle le lac : par là-même, il médite sur le temps et sur l'homme, mais aussi sur le départ de l’être aimé (qu’il avait rencontré sur les rives de ce lac). Le paysage est alors ce qui conserve le souvenir intact.

A L’ETNA
Etna - j’ai monté le Vésuve …
Le Vésuve a beaucoup baissé :
J’étais plus chaud que son effluve,
Plus que sa crête hérissés …
- Toi que l’on compare à la femme …
- Pourquoi ? - Pour ton âge ? Ou ton âme
De caillou cuit ? … - Ça fait rêver …
- Et tu t’en fais rire à crever ! -
- Tu ris jaune et tousses : sans doute,
Crachant un vieil amour malsain ;
La lave coule sous la croûte
De ton vieux cancer au sein.
- Couchons ensemble, Camarade !
Là - mon flanc sur ton flanc malade :
Nous sommes frères, par Vénus,
Volcan ! …
Un peu moins … un peu plus …
Tristan Corbière,
Les Amours jaunes, 1873

« L'Etna » est un poème de Tristan Corbière (nom d’emprunt pour : triste en corps bière), tiré du recueil Les Amours Jaunes publié en 1873. C'est un poète du XIXème siècle, né en 1845 et décédé en 1875. Son style est rattaché au symbolisme. Son oeuvre fut révélée de manière posthume par Verlaine, qui lui consacra un chapitre d’un de ses essais,
Les Poètes Maudits. Ses poèmes ont pour caractéristique d'avoir une ponctuation complexe. Dans « L'Etna » il dialogue avec un volcan, le personnifiant en lui prêtant des caractéristiques féminines.

SERENISSIME SONGE
Banquise d’art vivant et muraille de pluie,
Ses palais broient la mort, et ses canaux se noient,
Entre les plis fuyants des moires et des lois
Dont se fardent ses toits et ses lèvres qui fuient.
Venise souffle l’or comme un cristal de nuit,
Enflammant ses émois au timbre d’un hautbois,
Qu’une brise à minuit effleure de sa voix,
Parce qu’un homme amoureux assouvit son ennui.
Au basalte des rues, s’abandonnent ses pas
Qu’une ruche d’archets emprisonne en son sein,
Entre les bouches nues des rios et des rats.
Assoiffée de beauté, sereine elle se maquille,
Dévêtue de son corps aux purs éclats d’airain
Et passionnément joue son sort à la manille.
Francis Etienne Sicard,
Odalisque, 1995

« Sérénissime songe » est un sonnet écrit par Francis Etienne Sicard et tiré du recueil
Odalisque, qui fut publié en 1995. Francis Etienne Sicard est un poète contemporain français né en 1952. Il a beaucoup voyagé et entretient une importante correspondance. Ce goût pour le voyage est un thème récurrent dans ses poèmes. Dans celui-ci il est question de la ville de Venise, de son surnom la Sérénissime. Ici, Venise est personnifiée par l’image de la femme. Il oppose des caractères de féminité, avec un champ lexical plus sombre, qui évoque l’autre facette de la ville, et donc de la femme.

JE MOURRAIS DE PLAISIR…
Je mourrais de plaisir voyant par ces bocages
Les arbres enlacés de lierres épars,
Et la lambruche errante en mille et mille parts
Ès aubépins fleuris près des roses sauvages.
Je mourrais de plaisir oyant les doux langages
Des huppes, et coucous, et des ramiers rouards
Sur le haut d’un futeau bec en bec frétillards,
Et des tourtres aussi voyant les mariages.
Je mourrais de plaisir voyant en ces beaux mois
Sortir de bon matin les chevreuils hors des bois,
Et de voir frétiller dans le ciel l’alouette.
Je mourrais de plaisir, où je meurs de souci,
Ne voyant point les yeux d’une que je souhaite
Seule, une heure en mes bras en ce bocage ici.
Pierre de Ronsard,
Continuation des Amours
(1555)
Pierre de Ronsard est un poète français humaniste, né en 1524 et mort en 1566. Surnommé le « prince des poètes », il est aussi une des figures importantes de la Pléiade, mouvement auquel appartenait pour exemple du Bellay. Il a longtemps écrit pour la famille royale et notamment au moment du massacre des protestants. S’il est donc un artiste de cour, il n’en est pas moins un poète de l’amour, aux multiples femmes inspiratrices. Parmi ses écrits les plus célèbres, on peut ainsi évoquer Les Amours (1552) et Les Odes (1550-1552). Ici, le paysage de forêt est un théâtre amoureux, un prétexte pour évoquer l’amour du poète.

PAYSAGE
La terre est rouge
Le ciel est bleu
La végétation est d'un vert foncé
Ce paysage est cruel dur triste malgré la variété infinie des formes végétatives
Malgré la grâce penchée des palmiers et les bouquets éclatants des grands arbres en fleurs fleurs* de carême
Blaise CENDRARS,
Feuilles de route, 1924

Vue de l'Île d'Otaheite
(Tahiti) ; dessin de Hodges William, XVIIIème siècle
« Ce paysage est cruel dur triste malgré la variété infinie des formes végétatives »Blaise Cendrars est un écrivain né suisse, puis naturalisé français. Il est né en 1887, et mort en 1966, et composa aussi bien des poèmes que des essais et romans. Son oeuvre est particulière-ment inspirée par ses voyages, avec un mélange de réel et d’imaginaire. Mais il fut aussi marqué dans sa création par sa blessure à la main droite, infligée au combat lors de la 1
ère Guerre Mon-diale, qui modifia sensiblement son rapport à l’écriture. On compte parmi ses écrits les recueils Du monde entier, ou encore Feuilles de Route. Le poème, issu de cette dernière oeuvre, raconte un paysage dont la représentation, simpliste, n’est pas fidèle à sa réalité visuelle mais à la ma-nière dont le ressent le poète, au regard de son état d’esprit.
MARINE
Les chars d’argent et de cuivre –
Les proues d’acier et d’argent
Battent l’écume,
Soulèvent les souches des ronces
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l’est,
Vers les piliers de la forêt, -
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.
Arthur Rimbaud,
Illuminations
, 1872
« Marine » est un poème du recueil
Illuminations d’Arthur Rimbaud publié en 1886. Bien qu’inspiré par les parnassiens et les romantiques, il est aussi un des emblèmes du symbolisme, plus une école qu'un mouvement auquel appartenait Paul Verlaine aussi dont il était très proche. Le symbolisme fait du symbole la condition même de l'art, Arthur Rimbaud fait de sa poésie une exploration de l’inconnu. Tout sens immédiat disparaît au profit d’hallucinations, d’« illuminations » colorées, qui créent un univers merveilleux et féérique. Dans « Marine » un dizain aux vers libre, Rimbaud dessine un paysage de chaos où terre et mer se mêlent.

Paul Klee, Port et Voiliers
, 1937
« Petites barquettes à aileron de requin qui bondissent entre les lames de fond »
BAHIA
Lagunes églises palmiers maisons cubiques
Grandes barques avec deux voiles rectangulaires renversées qui
ressemblent aux jambes
immenses d’un pantalon que le vent gonfle
Petites barquettes à aileron de requin qui bondissent
entre les lames de fond
Grands nuages perpendiculaires renflés colorés comme des poteries
Jaunes et bleues
Blaise Cendrars,
Feuilles de route, Au Sans Pareil, 1924
Ce poème montre bien la volonté de Cendrars de créer de toutes pièces un paysage unique. Il tra-duit son désir d’idéal : loin d’être inspiré d’une vision réelle d’un paysage concret, il s’agit d’une adaptation textuelle d’une image née dans l’esprit du poète. On peut parler de « paysage textuel ».

lundi 1 avril 2013

A propos de l'exposition Murano au musée Maillol

Les noces alchimiques du solide et du fragile

Murano c'est six siècles de création. Jusqu'au 28 juillet, une exposition au musée Maillol conte l'aventure extraordinaire d'un îlot de la lagune vénitienne qui se prit de passion pour un matériau aux lointaines origines alchimiques : le verre. Dur et fragile ; transparent, opaque ou multicolore. Se prêtant par l'action de la chaleur à toutes les formes jusqu'aux plus folles, lorsqu'on le découvre il vaut plus que l'or. Il conserve parfaitement les matières périssables et les liquides. Il remplace même avantageusement le cristal de roche. Devenu miroir par l'adjonction d'une fine couche métallique, l'homme peut connaître son image plus précisément que par le reflet mouvant de l'onde ou celui, noir ténébreux, de l'obsidienne.
Nulle part au monde le verre n'aura ainsi été autant travaillé - pour ne pas dire choyé - qu'à Murano. Aujourd'hui encore ses ateliers excellent. Le Musée Maillol commence d'ailleurs son exposition toute en lumière et en créativité par quelques chefs-d'oeuvre contemporains. Puis il remonte le temps. Quand, dès la fin du Moyen Âge, sort des fours brûlant nuit et jour cette lave de silice en fusion qui, aussitôt modelée par des équipes virtuoses, devient vase, coupe, bijou, lustre, richesses de la Sérénissime. Les maîtres verriers avaient copié les recettes de l'Orient puis ils ont développé les leurs, toujours en grand secret, alimentant un marché d'ampleur européenne, puis mondiale. Premiers clients : les familles Este, Gonzague ou Médicis qui président à l'avènement de la Renaissance. Suivent les empereurs de l'âge classique et, ensuite, les palais bourgeois, les opéras, les vitrines des plus grandes marques nées avec l'Art déco des années 1920 ou celui du modernisme des années 1950...
La sélection est forte de deux cents pièces, dont de nombreuses inédites ou exceptionnellement exposées. Elles viennent des collections publiques italiennes ou de prestigieux fonds privés. Les créations récentes ont participé au succès des dernières Biennales. Elles sont signées Othoniel, Jan Fabre, ORLAN ou encore Mona Hatoum. Elles témoignent d'une tradition d'accueil de plasticiens, ravivée après-guerre par Peggy Guggenheim. Sous son règne s'étaient en effet succédé à Murano Arp, César, Fontana... Faut-il citer d'autres noms ? Les plus grands artistes et designers semblent unanimement fascinés par ce médium, tellement propice à l'expression.

Un Musée du reflet et de la lumière

Joyau de Murano, le Museo del Vetro est un des principaux prêteurs.

Ancienne résidence des évêques du diocèse de Torcello, le Musée du verre de Murano est le deuxième musée le plus visité de Venise, après celui de l'Accademia. Derrière son élégante façade armoriée dominant le canal San Donato, un des deux canaux principaux de Murano, et autour de son patio conservant de beaux vestiges du gothique flamboyant, les aménagements et reconstructions se sont succédé. En 1805, lorsque le diocèse Torcello fut aboli, la propriété passa aux mains du patriarcat de Venise qui, à son tour, la vendit à la municipalité de Murano, laquelle, en 1848, en fit son hôtel de ville. Le musée et les archives ont été installés en 1861, d'abord dans la salle centrale du premier étage puis, avec la croissance rapide et régulière de la collection, dans l'ensemble du bâtiment. Venise annexant administrativement Murano en 1923, l'institution a rejoint les musées municipaux de la Sérénissime. C'est le dixième.
Aujourd'hui, le plafond de la grande salle centrale au premier étage témoigne de la splendeur d'antan. Il a conservé sa fresque peinte au XVIIIe siècle par Francesco Zugno (1709-1789). Il représente l'allégorie du triomphe de San Lorenzo Giustinian, le premier patriarche de Venise (1381-1455). Bien sûr, trois grands et somptueux lustres font également tourner la tête quand on la lève des riches vitrines dédiées au verre dans tous ses états du XVe siècle à nos jours. Haut de quatre mètres, pesant 330 kg, celui du centre est composé de 356 pièces. Il a été dessiné par Giovanni Fuga et Lorenzo Santi et présenté lors de la première exposition en verre de Murano en 1864 où il a remporté une médaille d'or. Parmi les autres chefs-d'oeuvre, il est impossible de manquer un immense surtout de table, plateau tout en verreries représentant un jardin baroque miniature. Une vision scintillante et fragile du monde.

Une épopée économique mondiale

Sur l'île, les fours allumés au XIIIe siècle ne se sont jamais éteints.

Comme nombre de ses richesses, Venise a reçu le verre de l'Orient. Tant ses multiples recettes alchimiques, telle la peinture à l'émail, que ses formes comme celle de l'aquamanile. Quand au juste ? Un document datant de 982 après J.-C. cite le nom d'un certain Dominicus Fiolarius comme fabricant de fioles et de bouteilles en verre...
Dès le XIIIe siècle, les ateliers sont déplacés à Murano, avant même qu'un décret de 1291 n'interdise la construction de fours à verre en ville. La Sérénissime, bâtie sur pilotis et largement en bois, risquait en effet de périr sous les flammes produites par cette activité si florissante qu'elle en était devenue envahissante. Depuis, à quelques encablures au nord, toujours dans la lagune, le mélange de silice, de cendres végétales et de pigments est chauffé à mille degrés et plus. On n'éteint les foyers qu'au mois d'août, tradition des vacances et chaleur estivale obligent.
De Londres à Madrid, d'Istanbul au Caire, de la cour des Médicis à celle du saint Empire romain germanique, jusqu'à l'avènement
du plastique après la Seconde Guerre mondiale, on s'est arraché les objets de sable, d'air et de feu qui en sortaient. On les a aimés parce qu'ils étaient moins chers que le cristal de roche. On s'étonnait qu'ils soient à la fois si fragiles et si solides. Leur étanchéité, alors même qu'ils laissent passer la lumière, surprenait. Leur plasticité semblait sans limite. On accrochait des lustres Murano dans toutes les salles de bal. Enfin, leurs couleurs vives ont toujours naturellement accroché l'oeil. Lorsque les conquistadors ont atteint l'archipel philippin ou l'Amérique du Sud, c'est contre des perles de murrine qu'ils ont troqué l'or.
En réalité, la véritable richesse se trouvait sur la petite île nord-italienne. Il y était interdit, sous peine de mort, d'exporter le savoir-faire ancestral. En matière d'espionnage économique, les doges ne plaisantaient jamais.
Ils ont perdu cette guerre bien sûr, comme toutes les autres. Murano, née de la mondialisation, a failli en mourir lors de la chute de la République de Venise, en 1797. Toutefois, le sursaut est venu des Expositions universelles où s'illustrèrent certains maîtres verriers liés aux vieilles familles locales - les Salviati, Barovier, Moretti et Seguso. Ils ont fondé ensuite de prestigieux ateliers indépendants.
Ayant raté le train de l'Art nouveau, Murano s'est rattrapé avec le Novecento. Enfin, à l'instar d'une Peggy Guggenheim, elle a pris la salutaire habitude d'inviter des artistes extérieurs pour explorer des territoires nouveaux. Il y a soixante ans, Egidio Costantini fondait le Centro Studio Pittori nell'Arte del Vetro. Depuis sont passés Lucio Fontana, Arp, Cocteau, aujourd'hui Jan Fabre, Ron Arad, Tadao Ando et bien d'autres encore...

Le noble art du maître verrier



PORTRAIT Silvano Signoretto ne se contente pas d'exceller dans la production de vases, de miroirs et de lustres. Dans l'atelier historique d'Adriano Berengo, avec une équipe parfaitement rodée et des instruments datant du Moyen Âge, il met son art au service des plus grands plasticiens et designers contemporains.

Beau comme un ballet, précis comme une intervention chirurgicale, le façonnage de la pâte de verre en fusion est un art d'équipe. Dans l'atelier surchauffé, les compagnons de Silvano Signoretto, « il maestro vetralio » (le maître verrier), sont parfaitement rodés. Un assistant, « il servante », son second « il servantino », des apprentis plus ou moins aguerris, « garzone » et « garzonetti » s'activent harmonieusement, répondant au doigt et à l'oeil à des directives codifiées depuis des siècles.
Devant un des quatre fours de la vieille et prestigieuse maison Berengo (sans compter les « muffolo », les fours de refroidissement lent, où séjournent jusqu'à dix jours certaines des pièces les plus délicates), on identifie facilement le chef d'orchestre. C'est le seul assis. Une marque d'autorité mais aussi une posture idéale pour faire tourner, sur l'accoudoir de son banc d'établi, la boule lourde de plusieurs kilos, « il momolo » dans l'argot vénitien, au bout de la canne de soufflage.
Lubrifiés à la cire d'abeille, n'appartenant qu'à Silvano, les instruments se trouvent tous à portée de main. Ciseaux, pinces pointues ou plates, maillets petits ou gros, palette d'aplatissement en bois, il n'y a que le chalumeau à gaz qui ne date pas du Moyen Âge. Il faut les manier avec dextérité. Silvano se définit comme un acrobate. Pour la « mano volante », la technique de « la main agile », aller vite est impératif. Mais un faux geste, une hésitation à n'importe quelle étape de la conception, et l'échec est irréparable. Il faut tout reprendre de zéro.
« Je suis issu d'une famille très pauvre de Murano, témoigne ce colosse débonnaire. Mes six frères travaillent dans le verre. Moi, je fréquente les fours depuis l'âge de huit ans. Au début, le travail était un besoin. Il s'est vite transformé en passion. J'ai appris les secrets de plusieurs maîtres. Depuis quarante ans, j'ai dans la tête chaque forme que je modèle. Jamais je ne songe à la retraite. Je commence à 8 heures ou 9 heures le matin et plus tôt l'été. La chaleur, je vis avec. Mes autres passions sont simples : les femmes comme beaucoup d'Italiens, prendre mon bateau et aller chasser ou pêcher dans la lagune. »Silvano a gardé les bras larges et forts du boxeur qu'il fut. « Champion d'Italie en 1972 », précise-t-il. Il s'enorgueillit autant de détenir le record de la plus grosse bouteille du monde élaborée selon la tradition ancestrale. Et d'exhiber la photo du monstre. Mais encore plus, il est fier de ses multiples collaborations avec des designers ou des plasticiens contemporains. Actuellement, il oeuvre pour l'Israélien Ron Arad. Hier, il participait à la réalisation d'une variation moderne du cheval de Léonard de Vinci.

Actuellement, il prépare la troisième édition de la Biennale du verre avec une plasticienne libanaise et un autre mexicain. Il sait oeuvrer en toute humilité pour ces créateurs dont la plupart n'ont pourtant aucune expérience du verre lorsqu'ils débarquent à Murano. Mais là réside le charme, la surprise. Silvano est capable de répondre à bien des souhaits. Non seulement il maîtrise la « mano volante » mais aussi les moules de fontes ou à la cire perdue, le verre sablé, torsadé, mêlés d'alliages, gravés, l'opaque ou le transparent, une palette de plus de cent couleurs. Il est capable d'exécuter des chandeliers, des miroirs, des vases, des inclusions, une multitude de pièces réalistes ou abstraites composées d'un seul élément ou de plusieurs dizaines... La limite, c'est l'ouverture du four. Elle n'est que de quelques dizaines de centimètres carrés mais il est possible d'étirer ou d'assembler le verre brûlant bien plus largement dès sa sortie. « Des ouvriers de cette qualité, avec ce savoir-faire, cette expérience du travail de recherche esthétique, il n'y en a pas cinq sur cette île de 5 000 habitants », assure Adriano Berengo.
Le métier déclinerait-il ? Ce n'est plus en tout cas une tradition familiale. Jadis, le statut de maître verrier était enviable. On pouvait avec lui devenir riche, épouser une aristocrate, obtenir des armoiries. « Aujourd'hui, les enfants partent en ville, dans des bureaux, regrette Silvano. Et les apprentis viennent de plus en plus d'ailleurs. Par curiosité, comme cette jeune Américaine assistante depuis trois mois. » La vocation semble l'avoir gagnée. « Créer avec du verre, ce n'est jamais la même chose, dit Silvano. Il y a toujours une empreinte du créateur même dans les objets les plus manufacturés. »



Dix chefs-d'oeuvre


1. / TRANSPARENCE Angelo Barovier (1405-1460) invente le verre incolore, aussitôt surnommé cristal vénitien. Cette révolution sans prix se répand rapidement dans les autres ateliers de Murano. La production connaît un immense succès. En témoigne cette coupe nuptiale bleue à décor d’émail orné d’un Triomphe de la Justice. Trésor des grandes familles patriciennes qui mènent la Renaissance, elle est conservée à Florence.
2. / RÉSEAU Ce verre filigrané (a reticello) naît au milieu du XVIe siècle. On prenait deux boules ayant chacune des baguettes de verre blanc opaque dans des sens inverses. On les soufflait l’une à l’intérieur de l’autre, obtenant ainsi ce type de calice au motif réticulé régulier enserré dans une fine paroi transparente.





3. / CRAQUELURES Cette technique apparaît vers 1570-1600. Elle est fondée sur le choc thermique provoqué par l’immersion dans l’eau d’un verre incandescent. Charles Quint et Philippe II adorent. À Murano, trente-huit verreries se spécialisent dans des objets comparables à ce seau à glace enrichi de feuilles d’or.







4. / COULEURS Cette amphore rouge date de la fin XVIe siècle ou du début XVIIe. Elle est unique. Si le bleu demeure la couleur de prédilection de Murano, le rouge est produit grâce aux oxydes de cuivre. On peut parler de procédé alchimique : une recette qui aboutit, sur place, à un âge d’or.








5. / DIAMANT Les fleurs de cette soucoupe XVIIIe sont gravées à la pointe dure, en usage à partir de 1549. Venise aime alors ces motifs mais aussi les sirènes tenant des cornes d’abondance, les dragons, mascarons, guirlandes… Le diamant permettait aussi d’intégrer le blason des familles nobles dans les verreries qui leur étaient destinées.






6. / MURRINE Avant guerre, Ercole Barovier redécouvre une technique romaine antique et l’adapte au goût du jour. Pour ce vase de 1925, il utilise des sticks de verre de plusieurs couleurs vives collées et découpées en rondelles. Ils composent les motifs de ce vase massif très épais, caractéristique de l’Art déco. Durant les années folles, Murano accède à un niveau de prospérité jamais atteint.








7. / NOVECENTO Napoleone Matrinuzzi crée ce vase rouge en 1934. La postérité le surnommera « Michelin » à cause de sa rondeur et de ses bourrelets à l’encolure. Le modern style italien d’alors prise ces formes solides et sculpturales. Le verre quasi opaque renforce cette plastique, pourtant l’objet est très fin.








8. / PEINTURE En 1921, Vittorio Zecchin, directeur artistique de Cappellin Venini & C., imagine une collection d’objets inspirés de ceux en cristal que l’on voit dans les toiles des grands peintres de la Renaissance, comme Titien, Tintoret et Véronèse. Ils s’accordent parfaitement à l’ameublement moderne de cet immédiat après-guerre.








9. / FINESSE Ce grand vase libellule, créé la même année par le même Zecchin, est un comble d’épure et d’élégance. Efflilé, simple, il n’évoque l’insecte que de manière allusive. Ne retenant que son aspect aérien et ses ailes translucides.





10. / DESIGN La coupe Sommerso dessinée en 1960 par Flavio Poli épouse le psychédélisme ambiant. Elle rivalise sans mal et s’harmonise même avec les nouvelles créations en plastique. Avec cette qualité ­supplémentaire pour cet objet qu’il n’est pas produit de manière industrielle.