Une contribution d'Eve Biétry et Amelle Meyer (17 ans)
Paysage et poésie
Regulus, William Turner, 1828 |
Nous sommes tous des Regulus : éblouis devant la force lumineuse du paysage. William Turner a peint l’histoire de ce général romain qui, prisonnier des Carthaginois, fut supplicié de la plus atroce des façons : exposé en place publique, on lui retira ses paupières, de sorte qu’il fût aveuglé par l’éclat du Soleil. Cette toile lie artiste, personnage et spectateur dans un même aveuglement. Mais c’est aussi une métaphore du rapport que le romantique entre-tient avec la Nature. L’artiste est rendu aveugle par cette force supérieure, et ce jusqu’à l’abstraction de ce qui l’entoure. Cette thématique est reprise par Rimbaud dans son célèbre recueil
Illuminations, où le paysage est souvent lumière et permet au poète la création de l’image poétique. Mais lorsque l’on évoque l’image poétique, il paraît légitime de définir, en premier lieu, ce que signifie la complexe notion de poésie à nos yeux. Afin de construire notre anthologie, nous avons envisagé la poésie comme un art qui se rapproche de la peinture et non du roman, alors que paradoxalement, elle use à l’origine du même langage. Comme l’a exprimé le philosophe Jean-Paul Sartre, « la poésie ne se sert pas des mots ; elle les sert ». Dans cette optique, on peut affirmer que le poète voit les mots comme des choses, non-porteuses de signification et non comme des outils permettant d’exprimer un point de vue.Il s’agira de les mettre en valeur en tant que tels et non forcément pour leur signification. A l’image du peintre qui pose ses cou-leurs, le poète ne va pas prendre les mots séparément mais comme un tout, l’idée étant de « créer une chose », une entité douée de sens : le poète est attentif aussi bien à la signification qu’au langage employé en lui-même. Ainsi, la raison pour laquelle le poète a choisi d’assembler ces mots les uns aux autres n’est pas dénuée de sens : il s’agira, à un degré d’explicitation plus ou moins fort, d’exprimer une tendance profonde, un certain état d’esprit du poète.
Cette vision de la poésie est, sans nul doute, un parti pris assez tranché ; ce postulat nous a cependant paru légitime au fil de notre réflexion poétique, bien qu’elle soit personnelle. Par ailleurs, comme l’a déjà exprimé Mallarmé, donner une définition de la poésie, c'est-à-dire une limite, ne peut être que réducteur ; cela revient à exclure à peu près inévitablement une partie de ce qui se nomme
poésie. Ainsi, nous avons choisi la thématique du paysage car celui-ci, à l’image des mots, est un outil pour le poète : il lui permet d’exprimer ses sentiments, de représenter son état d’esprit, sa réflexion, l’objet de ses désirs. La variété des paysages permet la polysémie, la pluralité des représentations: le paysage est varié, changeant, il permet d’exprimer toutes les nuances et tous les sens.
La représentation du paysage en poésie s’est généralisée à partir du romantisme, trouvant notamment écho dans la poésie lyrique, mais trouvant aussi sa place dans la forme nouvelle de prose poétique. Une question se pose alors : de quelle manière le paysage est-il appréhen-dé en poésie ?
Il apparaît que le paysage poétique peut alors être une transposition du visuel à l’écrit : il s’agit d’une toile de mots, une manière de coucher à l’écrit ce que le peintre représenterait sur sa toile. Mais le paysage mis en lumière en poésie est aussi et souvent issu de l’imaginaire du poète ; il ne s’agit pas forcément de transcrire fidèlement un paysage aperçu. Le poète peut alors s’inspirer de clichés, de l’idée qu’il se fait de paysages lointains, ou même de créer entiè-rement un paysage inexistant, grâce à son imaginaire, et par les mots.
Dans cette anthologie, nous avons tenté d’offrir une vue d’ensemble des différents usages du paysage dans la poésie au cours des siècles. Nous commençons donc par l’ « Aquarelliste » d’Apollinaire ; il s’agit d’une présentation explicite d’un processus de création qui lie paysage et peinture, avec une mise en abyme qui permet de montrer le lien entre image matérielle et image textuelle, obtenue finalement : la peinture est un pont entre écrit et paysage.
L’image matérielle est donc une source d’inspiration pour le poète ; dans le cas du poème « Novembre » d’Hugo, le paysage banal et quotidien permet l’évasion vers un imaginaire plus exotique, sortant de l’ordinaire ; ce processus peut même être poussé jusqu’à la représenta-tion d’un paysage fantastique, idéal, utopique. C’est le cas du « Paysage » de Baudelaire. Dans ce poème, ce dernier se place explicitement en tant qu’auteur en quête d’inspiration. Dans cette optique, il existe la nécessité d’une empathie entre paysage concret et création : c’est le cadre réel qui entoure le poète, qui va lui permettre la création d’un paysage unique. Le pay-sage est alors source de créativité et reflète la recherche d’idéal du poète. Cette dimension prend écho dans « Paysage d’Eté » de Léonard ; par la description d’un pay-sage paisible et sans zone d’ombre, le poète traduit son état d’esprit serein et idéaliste. Par ailleurs, la représentation de paysages idéaux et bucoliques remonte à l’Antiquité, comme nous le montre l’Eglogue de Virgile ; ici, c’est l’âge d’Or, sorte d’équivalent rêvé du paradis, qui est représenté dans toute sa paisibilité et son abondance.
Nous avons fait le lien avec l’ « Aube » de Rimbaud, où le paysage idéal et flou se traduit par une nature vivante, source de vie ; il y a même une dimension sacrée par la quasi-déification de l’Aube. Nous avons alors directement opposé, confronté ce poème avec « Châteaux de Cendres »
, qui donne au contraire la vision d’un paysage désolé, usé. On découvre alors que même un paysage opposé à une quelconque forme d’idéal peut permettre l’inspiration poé-tique ; même un lieu aride peut nourrir la réflexion du poète et exprimer son état d’esprit. Mais « Châteaux de Cendres » est aussi une réflexion sur le temps, ce dernier ayant un impact réel sur le paysage décrit. Nous avons donc poursuivi avec des poèmes illustrant le passage du temps et la réminiscence ; c’est le cas d’ «Après trois ans », où l’aperçu du paysage rappelle des souvenirs du passé. Mais nous avons aussi choisi l’exemple du « Lac » de Lamartine, où le poète s’adresse directement à un élément du paysage en l’apostrophant, ce qui mène non seu-lement à une réflexion sur la fuite du temps, mais aussi à un rappel du souvenir de la femme aimée.
En lien avec l’évocation de la femme, nous avons choisi le poème « A l’Etna » de Corbière. En-core une fois ici, le poète dialogue avec l’élément naturel qu’est le volcan, qui se trouve en fait personnifié et rapproché d’une femme que le poète décrit. Nous avons enchaîné avec « Séré-nissime Songe », qui présente une nouvelle personnification : ici, la ville de Venise est repré-sentée en tant que femme.
Pour continuer sur l’évocation de la femme à travers le paysage, nous avons choisi « Je mour-rais de plaisir… » de Ronsard : le poète utilise le paysage de forêt comme outil pour exprimer, à la manière pétrarquiste, son amour pour une femme qui le repousse. Le paysage apparaît alors comme incitation aux plaisirs amoureux, adressée à cette femme : car qui n’aimerait se voir offrir un paysage comme preuve d’amour ?
Dans « Paysage » de Cendrars, il s’agit encore une fois d’une expression du ressenti intérieur du poète. Sa souffrance prend alors le pas sur la beauté originelle du paysage réel.
Afin de boucler la boucle de notre réflexion, les poèmes « Marine » de Rimbaud et « Bahia » de Cendrars sont placés en conclusion de notre travail. Dans ces deux poèmes, le paysage est une construction poétique : au début de cette anthologie, c’était le paysage qui permettait la créa-tion du poème, l’inspiration. Ici, il s’agit d’un renversement : c’est le poète qui, de ses mots et sans écho dans la réalité, créé un paysage inédit. Ici, ce n’est pas tant la vraisemblance de l’image qui compte, ni la propension du lecteur à se l’imaginer, mais plutôt la beauté des mots pour eux-mêmes – et même la beauté créée par l’agencement de ces mots.
Nous avons tenté de retracer, à travers ce parcours poétique, l’histoire du paysage dans la poésie, qu’elle soit moderne ou antique. Il est évident que cette réflexion, non exhaustive, ne peut nous permettre de répondre de manière globale à un questionnement qui fut toujours renouvelé. La poésie, par les multiples formes et significations qu’elle revêt, ne peut être défi-nie dans son intégralité.
Cependant, l’on peut pour maintenant s’en tenir à une réflexion du poète français Saint-John Perse : « le poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance ». La poésie serait donc l’art qui nous permet de nous échapper de la fonction seulement utilitaire du langage, qui nous enferme dans l’évidence, dans la trivialité- car c’est ainsi que peut se définir l’accoutumance. Mais fuir l’accoutumance, c’est aussi éviter l’écueil de la banalité et du monotone. Il en va ainsi du paysage, toujours renouvelé, inspiré du réel ou de l’imaginaire foisonnant du poète. Comprendre la poésie par son renouvellement, sa nouveauté ? Selon nous, une belle manière d’appréhender cette notion qui nous fuit toujours.
AQUARELLISTE
À Mademoiselle Yvonne M…
Yvonne sérieuse au visage pâlot
A pris du papier blanc et des couleurs à l’eau
Puis rempli ses godets d’eau claire à la cuisine.
Yvonnette aujourd’hui veut peindre. Elle imagine
De quoi serait capable un peintre de sept ans.
Ferait-elle un portrait ? Il faudrait trop de temps
Et puis la ressemblance est un point difficile
À saisir, il vaut mieux peindre de l’immobile
Et parmi l’immobile inclus dans sa raison
Yvonnette a fait choix d’une belle maison
Et la peint toute une heure en enfant douce et sage.
Derrière la maison s’étend un paysage
Paisible comme un front pensif d’enfant heureux,
Un paysage vert avec des monts ocreux.
Or plus haut que le toit d’un rouge de blessure
Monte un ciel de cinabre où nul jour ne s’azure.
Quand j’étais tout petit aux cheveux longs rêvant,
Quand je stellais le ciel de mes ballons d’enfant,
Je peignais comme toi, ma mignonne Yvonnette,
Des paysages verts avec la maisonnette,
Mais au lieu d’un ciel triste et jamais azuré
J’ai peint toujours le ciel très bleu comme le vrai.
Guillaume Apollinaire,
Alcools¸ 1913Magritte, Les Promenades d’Euclide |
Paisible comme un front pensif d’enfant heureux »
« L'Aquarelliste » est un poème en prose de Guillaume Apollinaire ,qui fait partie intégrante du recueil
Alcools, publié en 1913. Apollinaire est un poète et écrivain français du début du XXème siècle (1880-1918) ; on le considère comme le précurseur du surréalisme. « L'Aquarelliste » est un poème sous forme de lettre, destiné à Mademoiselle Yvonne M. Apollinaire y pose une mise en abyme du paysage, à travers la tentative artistique d’Yvonne.
NOVEMBRE
Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne,
Ton soleil d'orient s'éclipse, et t'abandonne,
Ton beau rêve d'Asie avorte, et tu ne vois
Sous tes yeux que la rue au bruit accoutumée,
Brouillard à ta fenêtre, et longs flots de fumée
Qui baignent en fuyant l'angle noirci des toits.
Alors s'en vont en foule et sultans et sultanes,
Pyramides, palmiers, galères capitanes,
Et le tigre vorace et le chameau frugal,
Djinns au vol furieux, danses des bayadères,
L'arabe qui se penche au cou des dromadaires,
Et la fauve girafe au galop inégal !
Alors, éléphants blancs chargés de femmes brunes,
Cités aux dômes d'or où les mois sont des lunes,
Imans de Mahomet, mages, prêtres de Bel,
Tout fuit, tout disparaît. Plus de minaret maure,
Plus de sérail fleuri, plus d'ardente Gomorrhe
Qui jette un reflet rouge au front noir de Babel !
C'est Paris, c'est l'hiver. ― À ta chanson confuse
Odalisques, émirs, pachas, tout se refuse.
Dans ce vaste Paris le klephte est à l'étroit ;
Le Nil déborderait : les roses du Bengale
Frissonnent dans ces champs où se tait la cigale ;
A ce soleil brumeux les Péris auraient froid
Victor Hugo, Les Orientales
, 1829Félix Ziem, L'Elephant |
Gustave Caillebotte, Rue de Paris, jour de pluie |
Ton soleil d'orient, s'éclipse, et t'abandonne »
PAYSAGE
Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.
II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Charles Baudelaire,
Les Fleurs du Mal, 1852Georges Braque, Paysage de l’Estaque |
Ces collines, ces tours, ces villages dorés… »
« Paysage » est un poème composé de deux strophes d'alexandrin. Il est tiré du recueil
Les Fleurs du Mal publié en 1857. Charles Baudelaire, né en 1821 et mort en 1867, est un poète français avec un style unique en son genre, qui s'inspire du romantisme tout en reprenant des formes classiques, se situant entre le « Parnasse » et le symbolisme. Il s'agit du premier poème de la section « Tableaux Parisiens », il a donc un rôle à jouer pour la présenter. C'est une vision contrastée et pourtant cohérente du paysage urbain -auquel il est très attaché- qu'il mêle à ses rêveries en l'associant à un paysage fantastique.
PAYSAGE D'ETE
Peindrai-je de ces monts les groupes lumineux.
Que le Soleil enflamme au travers de la nue ;
Ces vallons ombragés de bois majestueux ;
Ce fleuve qui se roule en replis sinueux,
Et renvoie aux rochers, des clartés ondoyantes ;
Ce vent doux qui frémit sur les vagues brillantes ;
Ce long tapis de fleurs, déployé sur les prés ;
Ces collines, ces tours, ces villages dorés,
Ces épis balançant leurs têtes jaunissantes,
Et toutes ces couleurs qui, fuyant par degrés,
Semblent au loin se perdre en vagues transparentes ?
II
Que le sommeil est doux sur un lit de gazon,
Près d’un ruisseau plaintif qui descend des montagnes !
Quel plaisir d’être assis dans le fond des valions,
Et d’entendre à ses pieds le bruit des moucherons
Pendant que le midi brûle au loin les campagnes ?
Nicolas-Germain Léonard,
Paysages d’été, XVIIIe siècle
EGLOGUE 4
Heureux vieillard ! Ces champs resteront donc tiens !
Et pour toi ils seront assez grands, bien que la dure pierre
tous les pâturages recouvre, aidée par le marécage aux joncs limoneux.
De nouveaux espaces n’appelleront pas tes brebis pleines
et les contagions malsaines du troupeau voisin ne les atteindront pas.
Heureux vieillard ! Ici, entre des rivières connues
et des sources sacrées, tu rechercheras la fraîcheur de l’ombre !
De là, comme toujours, à la lisière du champ voisin,
la haie, où les abeilles de l’Hybla butinent la fleur du saule,
souvent t’incitera à plonger dans le sommeil, par son léger murmure ;
de là, sous la haute roche, chantera l’émondeur dans les airs ;
et toutefois, pendant ce temps, ni les palombes à la voix rauque, objets de tes soins,
ni la tourterelle ne cesseront de gémir du haut de l’orme.
Virgile,
Les Bucoliques, fin du I er siècle av. J-C, traduit du latin : extraitVirgile, ou Publius Vergilius Maro, est un poète latin, né aux alentours de 70 avant J-C. Issu d’une famille bourgeoise, il mena des études poussées dans les grandes villes italiennes. Il prit part à la vie politique de l’époque, se liant notamment avec Gallus, fondateur de la poésie élégiaque romaine, mais aussi avec Asinius Pollion, écrivain et homme politique. C’est dans un contexte de guerre civile qu’il compose les Bucoliques et les Géorgiques. Ce sont ses ouvrages les plus célèbres, avec l’Eneide, oeuvre phare de la Rome antique. Il s’engagera dans un voyage de documentation en Asie et en Grèce, et meurt à Brindes en 19 après J-C. Cet extrait de l’églogue 4, pièce qui se démarque par sa longueur, reflète l’idéal gréco-romain de l’âge d’Or, équivalent d’une sorte d’Eden.
AUBE
J’ai embrassé l’aube d’été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.
Arthur Rimbaud,
Illuminations, 1875
Arthur Rimbaud est une figure majeure de la poésie du XIXème siècle, rattaché au romantisme et au Parnasse. Il est né en 1854 à Charleville. Poète très précoce, il a écrit l’intégralité de ses poèmes entre 15 et 20 ans. Pour lui, le poète doit être « voyant », et la production poétique doit se faire par « le dérèglement de tous les sens ». Mais il renonce à sa vocation artistique dès la fin de cette période prolifique, choisissant de partir pour l’Afrique, où il devient négociant. Atteint de gangrène, il décède à Marseille en 1891. Parmi ses oeuvres, on retrouve Une saison en Enfer ou les Illuminations. Le poème « Aube »est issu de ce dernier recueil, dont la période d’écriture s’étend sur 3 ans, de 1872 à 1875.
CHATEAUX DE CENDRES
Grands châteaux de cendres jaunes
Le chemin montre l’usure des murs ;
La famine crayonne vos fenêtres
Et les coqs saignés par l’aube
Tournoient dans le vide des greniers.
Sur le maigre bûcher des passeurs
La douleur grille la chair vive du temps,
La magie fait monter au ciel
L’âme suppliciée du nouveau jour.
Dans les couloirs de la montagne,
Le soleil poursuit sa ronde solitaire ;
Il décalque ses images muettes
Sur la paume fendillée des torrents ;
Il réchauffe les chances de la pierre.
Au pied des paravents d’argiles,
L’automne déplie ses robes du soir.
La mémoire du monde est morte.
Albert Ayguesparse,
Écrire la pierre, 1970.
Paysage au château en ruines |
Le soleil poursuit sa ronde solitaire (…) » Albert Ayguesparse est un poète, romancier et essayiste belge de langue française. Il est né à Bruxelles en 1900 et y est mort en 1996. Son existence fut marquée par sa lutte en faveur des classes prolétaires, qui se traduisit par l’écriture d’essais engagés. Il fut récompensé de nombreux prix littéraires. Parmi ses oeuvres, on compte notamment des recueils de poésie à l’exemple d’Aube sans soutiers et Les Armes de la guérison ; ou encore des romans tels que le Mauvais Age. Ce poème est issu d’un de ses recueils les plus tardifs, Ecrire sur la pierre, et évoque la vision d’un paysage désolé et aride, qui permet pourtant d’alimenter la flamme inspiratrice du poète.
APRES TROIS ANS
Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.
Rien n'a changé. J'ai tout revu : l'humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin...
Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.
Les roses comme avant palpitent; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,
Chaque alouette qui va et vient m'est connue.
Même j'ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue,
- Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.
Paul Verlaine,
Poèmes saturniens, 1866Paul Verlaine est né en 1844 à Metz. Il publie son premier recueil, les Poèmes Saturniens en 1866, dont est extrait le poème. Par la suite, il aura une vie difficile et tourmentée, ayant notamment une aventure avec le jeune poète Arthur Rimbaud. Il décèdera en 1896 à Paris, vivant quasiment dans la rue et victime de nombreuses maladies. Il a composé des ouvrages qui restent très célèbres, à l’exemple des Poètes Maudits ou encore des Fêtes Galantes. Ce poème évoque une réminiscence du poème qui passe à travers l’évocation d’un paysage chéri dans le passé, mais qui reste très vivant, notamment par la mention de l’exaltation des sens
« Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! (…) Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir »
LE LAC
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir
sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! "
Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux. "
Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit :
Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
Alphonse de Lamartine,
Méditations poétiques, 1820 « Le Lac » est un poème issu du recueil Les Méditations Poétiques d'Alphonse de Lamartine. Cette oeuvre poétique, publiée en 1820, regroupe 24 poèmes. La publication de ce recueil, qui est son premier ouvrage, fut un événement poétique d’envergure : il s’agit du premier manifeste du romantisme français. Lamartine y transcrit ses états d’âme, ses impressions. C'est un poète français du début du XIXème siècle qui, comme Victor Hugo et Alfred de Musset, est intégré au mouvement romantique, qui valorise les sentiments et s'oppose au classicisme tout en gardant sa forme. « Le Lac » est composé de quatrains d'alexandrin, coupés à l'hémistiche. Dans celui-ci le poète interpelle le lac : par là-même, il médite sur le temps et sur l'homme, mais aussi sur le départ de l’être aimé (qu’il avait rencontré sur les rives de ce lac). Le paysage est alors ce qui conserve le souvenir intact.
A L’ETNA
Etna - j’ai monté le Vésuve …
Le Vésuve a beaucoup baissé :
J’étais plus chaud que son effluve,
Plus que sa crête hérissés …
- Toi que l’on compare à la femme …
- Pourquoi ? - Pour ton âge ? Ou ton âme
De caillou cuit ? … - Ça fait rêver …
- Et tu t’en fais rire à crever ! -
- Tu ris jaune et tousses : sans doute,
Crachant un vieil amour malsain ;
La lave coule sous la croûte
De ton vieux cancer au sein.
- Couchons ensemble, Camarade !
Là - mon flanc sur ton flanc malade :
Nous sommes frères, par Vénus,
Volcan ! …
Un peu moins … un peu plus …
Tristan Corbière,
Les Amours jaunes, 1873« L'Etna » est un poème de Tristan Corbière (nom d’emprunt pour : triste en corps bière), tiré du recueil Les Amours Jaunes publié en 1873. C'est un poète du XIXème siècle, né en 1845 et décédé en 1875. Son style est rattaché au symbolisme. Son oeuvre fut révélée de manière posthume par Verlaine, qui lui consacra un chapitre d’un de ses essais, Les Poètes Maudits. Ses poèmes ont pour caractéristique d'avoir une ponctuation complexe. Dans « L'Etna » il dialogue avec un volcan, le personnifiant en lui prêtant des caractéristiques féminines.
SERENISSIME SONGE
Banquise d’art vivant et muraille de pluie,
Ses palais broient la mort, et ses canaux se noient,
Entre les plis fuyants des moires et des lois
Dont se fardent ses toits et ses lèvres qui fuient.
Venise souffle l’or comme un cristal de nuit,
Enflammant ses émois au timbre d’un hautbois,
Qu’une brise à minuit effleure de sa voix,
Parce qu’un homme amoureux assouvit son ennui.
Au basalte des rues, s’abandonnent ses pas
Qu’une ruche d’archets emprisonne en son sein,
Entre les bouches nues des rios et des rats.
Assoiffée de beauté, sereine elle se maquille,
Dévêtue de son corps aux purs éclats d’airain
Et passionnément joue son sort à la manille.
Francis Etienne Sicard,
Odalisque, 1995« Sérénissime songe » est un sonnet écrit par Francis Etienne Sicard et tiré du recueil Odalisque, qui fut publié en 1995. Francis Etienne Sicard est un poète contemporain français né en 1952. Il a beaucoup voyagé et entretient une importante correspondance. Ce goût pour le voyage est un thème récurrent dans ses poèmes. Dans celui-ci il est question de la ville de Venise, de son surnom la Sérénissime. Ici, Venise est personnifiée par l’image de la femme. Il oppose des caractères de féminité, avec un champ lexical plus sombre, qui évoque l’autre facette de la ville, et donc de la femme.
JE MOURRAIS DE PLAISIR…
Je mourrais de plaisir voyant par ces bocages
Les arbres enlacés de lierres épars,
Et la lambruche errante en mille et mille parts
Ès aubépins fleuris près des roses sauvages.
Je mourrais de plaisir oyant les doux langages
Des huppes, et coucous, et des ramiers rouards
Sur le haut d’un futeau bec en bec frétillards,
Et des tourtres aussi voyant les mariages.
Je mourrais de plaisir voyant en ces beaux mois
Sortir de bon matin les chevreuils hors des bois,
Et de voir frétiller dans le ciel l’alouette.
Je mourrais de plaisir, où je meurs de souci,
Ne voyant point les yeux d’une que je souhaite
Seule, une heure en mes bras en ce bocage ici.
Pierre de Ronsard,
Continuation des Amours (1555)Pierre de Ronsard est un poète français humaniste, né en 1524 et mort en 1566. Surnommé le « prince des poètes », il est aussi une des figures importantes de la Pléiade, mouvement auquel appartenait pour exemple du Bellay. Il a longtemps écrit pour la famille royale et notamment au moment du massacre des protestants. S’il est donc un artiste de cour, il n’en est pas moins un poète de l’amour, aux multiples femmes inspiratrices. Parmi ses écrits les plus célèbres, on peut ainsi évoquer Les Amours (1552) et Les Odes (1550-1552). Ici, le paysage de forêt est un théâtre amoureux, un prétexte pour évoquer l’amour du poète.
PAYSAGE
La terre est rouge
Le ciel est bleu
La végétation est d'un vert foncé
Ce paysage est cruel dur triste malgré la variété infinie des formes végétatives
Malgré la grâce penchée des palmiers et les bouquets éclatants des grands arbres en fleurs fleurs* de carême
Blaise CENDRARS,
Feuilles de route, 1924Vue de l'Île d'Otaheite |
ère Guerre Mon-diale, qui modifia sensiblement son rapport à l’écriture. On compte parmi ses écrits les recueils Du monde entier, ou encore Feuilles de Route. Le poème, issu de cette dernière oeuvre, raconte un paysage dont la représentation, simpliste, n’est pas fidèle à sa réalité visuelle mais à la ma-nière dont le ressent le poète, au regard de son état d’esprit.
MARINE
Les chars d’argent et de cuivre –
Les proues d’acier et d’argent
Battent l’écume,
Soulèvent les souches des ronces
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l’est,
Vers les piliers de la forêt, -
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.
Arthur Rimbaud,
Illuminations, 1872« Marine » est un poème du recueil Illuminations d’Arthur Rimbaud publié en 1886. Bien qu’inspiré par les parnassiens et les romantiques, il est aussi un des emblèmes du symbolisme, plus une école qu'un mouvement auquel appartenait Paul Verlaine aussi dont il était très proche. Le symbolisme fait du symbole la condition même de l'art, Arthur Rimbaud fait de sa poésie une exploration de l’inconnu. Tout sens immédiat disparaît au profit d’hallucinations, d’« illuminations » colorées, qui créent un univers merveilleux et féérique. Dans « Marine » un dizain aux vers libre, Rimbaud dessine un paysage de chaos où terre et mer se mêlent.
Paul Klee, Port et Voiliers |
BAHIA
Lagunes églises palmiers maisons cubiques
Grandes barques avec deux voiles rectangulaires renversées qui
ressemblent aux jambes
immenses d’un pantalon que le vent gonfle
Petites barquettes à aileron de requin qui bondissent
entre les lames de fond
Grands nuages perpendiculaires renflés colorés comme des poteries
Jaunes et bleues
Blaise Cendrars,
Feuilles de route, Au Sans Pareil, 1924Ce poème montre bien la volonté de Cendrars de créer de toutes pièces un paysage unique. Il tra-duit son désir d’idéal : loin d’être inspiré d’une vision réelle d’un paysage concret, il s’agit d’une adaptation textuelle d’une image née dans l’esprit du poète. On peut parler de « paysage textuel ».