La Giralda, un sommet romantique
Entre le 22 août et le 3 septembre 1840 Théophile Gautier et son ami Eugène Piot sont à Séville. Le poète y effectue notamment l’ascension de l'ancien minaret devenu clocher de la cathédrale. Une apogée picaresque et orientaliste mais qui se teinte d’amertume : même dans la très catholique Espagne, la vraie foi s’est perdue. Le matérialisme triomphe (article paru en version courte dans Le Figaro du 27 décembre 2012).
|
Achille ZO (1826-1901): La cathédrale de Séville | Photo Credit: Collection Dagli Orti / Musée Bonnat Bayonne France / Gianni Dagli Orti |
Dans la lumière poudroyante du Sud andalou, deux drôles de pistoleros descendent d'une calèche. Leur port d'armes a été validé à Cordoue, mais ils ont atteint le Guadalquivir - l'ancien oued el-Kebir des Maures - sans encombre. Pas une échauffourée alors que libéraux et carlistes s'affrontent un peu partout dans les parages. Même pas l'ombre d'un brigand caché derrière un aloès ou un laurier-rose. Qu'importe : le duo entiché de castagnettes et de Gitanes a déjà engrangé bien des anecdotes à raconter. Voilà déjà trois mois et demi qu'il a quitté Paris, ses théâtres, ses salons, ses salles de rédaction, pour mettre le cap vers un Orient furieusement tendance, ces temps-ci. Le premier de ces hidalgos de pacotille, le plus excentrique, arbore moustaches en croc et cheveux longs. L'autre, plus petit, présente quelques rondeurs à la Sancho Panza. Par cette brûlante journée d'août 1840, Théophile Gautier et Eugène Piot sont à Séville, dernière grande étape de leur expédition dans la péninsule Ibérique avant Cadix et la mer. Ici on n'a guère entendu parler du fier journaliste, conteur à succès et poète raffiné, ni de son fameux gilet rouge qui servit d'étendard au jeune clan romantique lors de la première d'Hernani. L'Espagne déjà... C'était il y a dix ans, et maintenant sur ses fortes épaules, le boléro du majo local remplace le pourpoint Jeune-France. Les Sévillans ne connaissent pas plus son acolyte. Ils se doutent seulement que ce doit être un bon compagnon puisqu'il délie sa bourse sans maugréer dès que se présente une dépense. Piot est un rentier aisé. Passionné d'antiquaillerie, il fait un banquier idéal pour celui qui s'est forgé pour devise « l'art pour l'art ». Inutile de frapper ses guêtres empoussiérées. Même en culottes de campagne, attablé à la fraîche devant une manzanilla capiteuse ou une glace liquide, sur l'Alameda del Duque ou sur la Cristina, le long des berges où l'or des Amériques arrivait, on reste dandy. Au premier contact avec cette ville fervente, nos deux compères jouent les indifférents. N'ont-ils pas dormi à l'Alhambra en récitant leur Chateaubriand ? À Jaén la renaissante, à Malaga l'africaine, à Écija étincelante de faïences et d'excès baroques, à Cordoue et dans sa Mezquita surtout, l'islam des arabesques et des moucharabiehs les a durablement enivrés. Entre une promenade et une corrida, Gautier n'a cessé d'écrire des vers qui nourriront plus tard le « poète impeccable » salué par Baudelaire. Et aussi des articles hauts en couleur envoyés à Émile de Girardin dans l'espoir qu'il les publie vite. Ces piges, qui finiront en récit trois ans plus tard, couvriront-elles les frais de l'expédition ? Rien n'est moins sûr. Quant à l'autre projet, qui était de profiter de la sécularisation des biens des couvents pour acquérir des tableaux au rabais, il est tôt apparu comme une naïveté. Ce pays n'était tout de même pas si barbare. Plutôt roublard avec ses faux Murillo à trente francs vendus trente mille...
Une église pour Gargantua ?
|
L'ecrivain Theophile Gautier (1811-1872) fumant la pipe lors de son voyage en Orient en 1853, dessin |
Séville donc. Que pèse-t-elle pour ces touristes blasés, saturés de ruelles tortueuses comme le fer forgé des balcons, de vestiges splendides d'al-Andalus et de regards de belles à mantille accrochés derrière l'éventail ? Au juste, combien de lignes pour la cité des empereurs Trajan, Adrien et Théodose, celle de Figaro et de don Juan, celle qui prétend conserver les reliques de Colomb et qui verra bientôt naître Carmen ? Dix ? Douze, dans le guide fantasque de leur Espagne à fantasmes et clichés ? Les amis vont y passer une semaine. Gautier consacrera à Séville plus de vingt pages, superbes comme à son habitude. Deux lieux leur feront regretter de partir.
L'un est une manufacture de tabac où s'activent « cinq ou six cents femmes », « jeunes pour la plupart et il y en avait de fort jolies », dont « le négligé extrême de leur toilette permettait d'apprécier leurs charmes en toute liberté ». Malheureusement le poussière jaune d'or « dont les marquis de la régence aimaient à saupoudrer leurs jabots de dentelle » les fait éternuer. Et de refluer vers l'hospice voisin, fondé par... don Juan devant la plaque commémorative duquel ils s'inclinent. Ce parcours du libertin avait, heureusement pour leur salut, été précédé par la découverte d'une construction épatante. La cathédrale. Une merveille jugée supérieure à celles de Burgos et de Tolède.
Devant elle, l'auteur de Mademoiselle de Maupin perd ses moyens. Pour décrire cette « montagne creuse », cette « vallée renversée », cet « éléphant debout au milieu d'un troupeau de moutons couchés », « il faudrait une année entière ». « Des volumes ne suffiraient pas à en faire seulement le catalogue. » Pour s'excuser, il rappelle le programme des concepteurs : « Élevons un monument qui fasse croire à la postérité que nous étions fous ». Toute la furia andalouse est là. Gautier s'enfièvre, donne dans l'hyperbole et rapetisse jusqu'à la capitale chérie. « Notre-Dame de Paris se promènerait la tête haute dans la nef du milieu. » Le chandelier de bronze, qui supporte le cierge pascal « grand comme un mât de vaisseau », ressemble à « une espèce de colonne de la place Vendôme ». Une église pour Gargantua ? Le catafalque qui sert pendant la semaine sainte aurait « près de cent pieds de haut ». Les orgues ont l'air « des colonnades basaltiques de la caverne de Fingal ». Des « ouragans » et des « tonnerres » s'échappent de leurs tuyaux « gros comme des canons de siège ». Et l'office est à l'avenant. « Il se brûle par an dans la cathédrale vingt mille livres de cire et autant d'huile ; le vin qui sert à la consommation du saint sacrifice s'élève à la quantité effrayante de dix-huit mille sept cent cinquante litres. Il est vrai que l'on dit chaque jour cinq cents messes aux quatre-vingts autels ! »
Des yeux plombés d'extase
|
Theophile Gautier (1811-1872) ecrivain francais fumant la pipe lors de son voyage en orient vers 1853, dessin |
Ces chiffres sont, bien sûr, lancés à la louche. Le grandiose ne s'embarrasse pas de précisions. Gautier a tout de même compté les fenêtres. Quatre-vingt-trois « à vitraux de couleur peints d'après des cartons, de Michel-Ange, de Raphaël, de Dürer... ». Partout, les chefs-d'oeuvre abondent. Jusqu'à la nausée. Quand Madrid avait accablé les visiteurs de Vélasquez et de Ribera, Séville les soûle de Zurbarán, avec ses moines « aux yeux plombés d'extase ». Ce vin de messe-là titre largement au-dessus de huit degrés. Les chapelles et sacristies sont « encombrées » de Campana, de Roëlas, de Villegas, de Herrera, de Juan Valdés, de Goya... Quant au maître-autel où resplendit le butin du Nouveau Monde, ce retable d'or, le plus grand de la chrétienté avec ses quarante-quatre scènes tirées de la Bible où se découpent plus de deux cents saints et prophètes, il faut renoncer à le détailler. Dominer par la pensée cette muraille irradiante d'une foi aussi pure qu'intense est impossible. Hugo ou Quinet peut-être pourraient tenter cela... Gautier est plus léger. Il préfère s'attaquer à la Giralda, narrer l'ascension de cet ancien minaret. Surmonté de trois étages au temps de Philippe II et de l'Inquisition la plus fanatique, ce jumeau de la Kutubiyya de Marrakech et de la tour de Yacoub El Mansour, à Rabat, sert désormais de campanile à Santa María de la Sede (Sainte-Marie du Siège). Laquelle a prospéré, à partir de 1401, sur la mosquée construite dans le dernier quart du XIIe siècle. Mais de là-haut, arrivé au séraphin géant qui tourne au gré des vents, avec la sierra Morena à l'horizon, l'histoire apparaît clairement. Et quelle déception ! Aujourd'hui, « le mouvement ascensionnel du catholicisme s'est arrêté (...). La foi, qui ne doute de rien, avait écrit les premières strophes de tous ces grands poèmes de pierre et de granit ; la raison, qui doute de tout, n'a pas osé les achever ». En bas, c'est le Goya noir qui triomphe : « l'église n'est plus guère fréquentée que par (...) d'atroces dueñas vêtues de noir, aux regards de chouette, au sourire de tête de mort, aux mains d'araignée, qui ne se meuvent qu'avec un cliquetis d'os rouillés, de médailles et de chapelets ». Ainsi, les temps ne seraient plus qu'affreuse bigoterie ou folie de grandeurs uniquement matérialistes. Gautier assène : « L'Espagne elle-même n'est plus catholique ». En vient à regretter que les Maures ne soient pas restés maîtres du pays « qui certainement n'a fait que perdre à leur expulsion ». Provocations gratuites. Depuis la campagne d'Égypte, l'Oriental n'effraie plus l'Europe. Mais on sait combien le critique aime aiguillonner son époque. C'est son côté gilet rouge . Sa gueule de bois, lorsqu'il s'éloigne de Séville par le vapeur du Guadalquivir, a des teintes d'améthyste et d'aventurine. Le scintillement de la Giralda au couchant.
LES ÉTAPES DE LA CONSTRUCTION
1172 Le Sévillan Ahmad Ibn Basso, le Marocain Ali al-Gomari et le Sicilien Abu l-Layz pilotent l’érection de la mosquée almohade.
1401 Édification de la cathédrale gothique dont les parties principales sont terminées en 1530. Au moins dix maîtres espagnols et étrangers ont dirigé le chantier.
1591 Fin de l’époque Renaissance durant laquelle deux sacristies, la chapelle royale, la Maison des comptes et la salle capitulaire ont été créées et décorées.
1987 La cathédrale, avec la Giralda, l’Alcazar et l’Archivo de Indias, est classée par l’Unesco. Elle est protégée par l’État espagnol comme monument historique depuis 1928.
2014 Le choeur retrouvera sa splendeur dans dix-huit mois. Le grand retable du maître-autel, commencé en 1482 et achevé en 1564, est caché par une bâche. En restauration depuis un an. |