mercredi 21 mai 2014

Le dernier temple

lLa Sagrada Familia Sophie Dulac distribution/Arsenal FilmVerleih

Critique du documentaire de Stéfan Haupt sorti le 14 mai 2014

Stéfan Haupt dédie une prière poétique à la Sagrada familia, l’édifice fantastique initiée par Gaudi à Barcelone il y a 125 ans, toujours en chantier.


Un autre jour se lève sur la Sagrada Familia. La merveille barcelonaise est toujours en chantier depuis sa naissance, il y a 125 ans. Au point que désormais les grues se mêlent harmonieusement aux pinacles. Pourquoi ? L’enquête Stéfan Haupt prend la forme d’une prière poétique. Sa caméra capte les rais de lumière perçant la dentelle de pierre. Ce qui n’est pas à proprement parler une cathédrale mais à l’origine un modeste temple expiatoire est pour tout ceux qui l’agrandissent la maison de Dieu sur terre. Son fantastique hiératisme couve les foules insouciantes des ramblas.
De ces cimes s’étend la métropole enfumée et tapageuse, surtout les soirs de victoires du Barça. À ses pieds les touristes en short écoutent sagement les explications des guides. La Sagrada est une entité vivante, le gros cœur du corps social. À l’intérieur, on manie le marteau-pilon. Des maçons ajoutent du plâtre à la poussière tandis que les soudeurs projettent des gerbent d’étincelles. D'autres encore grimpent dans les échafaudages. Tous fourmis de cette nouvelle et idéale tour de Babel. Des poutres et les treillis du béton armé s’envolent dans les coupoles aux mosaïques d’or, passant dans des ouvertures géantes comme des vortex. Éléments suspendus, comme le temps soudain immobile. Personne ici ne compte ses heures. À commencer par le maître tailleur japonais Etsuro Sotoo. Cet ancien bouddhiste zen converti au catholicisme ne désire rien d’autre qu’apprivoiser la pierre, la persuader de devenir cylindre, linteau, corniche. Et suivre ainsi son modèle Antoni Gaudi (1852 - 1926) qu’il compte bien voir un jour béatifié.
Le plus génial et incontrôlable des Tarragonais a laissé des bribes de maquettes pour toute philosophie. Mais chaque Catalan comprend d'instinct son projet, qu’il a voulu infini, à l’image de l’univers. L’architecte en chef se déclare de premier des serviteurs. Il orchestre une immense et unanime déclaration d’amour. La Sagrada, château de sable inspiré, a commencé néogothique et Art Déco, puis le style est devenu insensé. Elle se hisse au niveau de la nature, celle les montagnes sacrées de Monserrat en forme de doigts pointés vers les nuées. On y voit des anges musiciens parmi les fleurs, couvant Jésus du regard. Dans la crypte Jordie Savall interprète Bach. On y dit aussi la messe à l’abri du délire organisé au dessus, dans les cieux.
Depuis des décennies, la poursuite du chantier est critiquée. Le Corbusier, Gropius, Riccardo Bofill ont signé des manifestes. Mais la Catalogne n’a voulu ni une ruine ni un musée. Elle a fait de la Sagrada l’étendard de son autonomie. Désormais trois millions de visiteurs annuels fournissent les fonds pour les incessants travaux. Ceux de l’ultime église ? Les critiques trouvent que l’entreprise a viré au Disneyland, Ceux qui poursuivent l’œuvre… poursuivent l’œuvre.

vendredi 17 janvier 2014

Le lapsus du Président

(ou Esther et Hollande) 


Tout le monde l'a vu, personne de l'a remarqué. Beaucoup le traquaient aussi... Mais où se nichait donc le lapsus du Président ? Il fallait bien qu'il en commette un durant sa conférence de presse du 14 janvier dernier. La tension était palpable. Ses affaires de coeur électrisaient la planète McLuhan depuis quelques jours. Eh bien, comme dans la nouvelle d'Edgar poe La lettre volée, on l'avait sous les yeux!

Durant plus de deux heures et demi, François Hollande a parlé dans la salle des fêtes de l’Elysée avec, à sa droite, une tapisserie XVIIIe siècle. Que dit cette image, souvent accrochée par les caméras, sous laquelle le gouvernement au grand complet était assis ? Que dit cette scène dont la composition est due à Jean-François de Troy et l’histoire relatée dans l’Ancien Testament ?
Il s’agit du Repas d’Esther et d’Assuérus (*).



Quel plaisir de résumer ici ce conte en guise de scoop politico-esthétique et de piquant télescopage de l'Histoire!

Il était une fois donc, un roi de Perse; un certain Assuérus en qui certains exégètes reconnaissent Xerxès, fils de Darius Ier. Dans la troisième année de son règne (Hollande n'est que dans la deuxième année de son quinquennat) il avait répudié son épouse Vashti parce que, pour faire court, celle-ci s’était montrée arrogante. Toujours soucieux de plaire, les courtisans avaient entrepris de faire tour à tour venir au palais de Suse, la capitale, les plus jolies vierges du pays afin qu'Assuérus en retienne une. La tapisserie montre le moment où il tombe sous le charme d’Esther, une orpheline d’une grande beauté. Il la couronnera bien qu’elle soit juive puis, apprenant cet état, la graciera avec l’ensemble de ses coreligionnaires qui risquaient pourtant un génocide.

Racine a fait d'Esther le personnage principal d'une de ses tragédies. Dans le cycle de tapisseries conçu par Jean-François de Troy, au contraire, tout finit bien. L'avenir dira qui de l'un ou de l'autre de ces artistes peut être considéré comme le plus visionnaire pour cette deuxième décennie du XXIe siècle français.

Vashti par Edwin Long
Accessoirement on ne s'empêchera pas de penser que, décidément, on trouve toute l’histoire de l’humanité dans la Bible. La petite comme la grande…

Valérie Trierweiler en décembre 2013
(*) Le carton est au Louvre, produit par l'artiste entre 1737 et 1740 à Paris et à Rome. Une autre exécution, datée de 1764, assortie de bordures larges, très ornementée, signée par Cozette le chef d'atelier aux Gobelins, est conservée à l'Ermitage de Saint-Pétersbourg. Une troisième tapisserie du Repas d’Esther et d’Assuérus existe, partie d'une tenture commandée par la duchesse d’Enville pour décorer le grand salon du château de la Roche-Guyon (Val d’Oise), où elle est retournée depuis 2000 (vente Christie’s/Karl Lagerfeld).




lundi 18 novembre 2013

Trésor nazi : le point complet sur l'affaire

"Tramway" de Bernhard Kretschmar, aquarelle non datée.

ENQUÊTE - Tout ce qu'il faut savoir sur l'affaire des 1406 oeuvres découvertes dans l'appartement munichois de Cornelius Gurlitt, deux semaines après la divulgation de l'affaire par le journal allemand Focus .Six experts viennent d'être nommés par l'État fédéral et la Bavière. Seules 25 oeuvres ont été rendues publiques.


L'affaire du trésor nazi tel que la presse a fini par la surnommer, est complexe à plus d'un titre. Et elle n'a pas fini de soulever les questions. Sous la pression des médias, des associations juives, de l'opinion internationale et du Département d'État via l'ambassade américaine à Berlin, le gouvernement allemand a affirmé vouloir accélérer les recherches d'éventuels ayants droit. L'État fédéral et la Bavière ont convenu de la création d'un groupe d'au moins six experts alors qu'une seule historienne était active jusqu'à présent. On ne sait si des membres de groupes de restitution juifs y figureront.
Pour l'heure, seules 25 oeuvres sur les 1406 découvertes dans l'appartement munichois de Cornelius Gurlitt ont été rendues publiques. Photos et descriptions sont accessibles sur www.lostart.de. La divulgation 565 autres débutera lundi prochain. Tandis que samedi dernier 22 oeuvres étaient encore saisies chez le beau-frère de Cornelius Gurlitt, près de Stuttgart?

Pourquoi un tel silence de la part des enquêteurs allemands?

Comment expliquer le silence des enquêteurs entre la perquisition du 28 février 2012 et le scoop de Focus le 3 novembre 2013 La tradition en Allemagne est de conserver les enquêtes sous le boisseau jusqu'au procès. Les révélations du magazine ont été vertement critiquées comme «contre-productives» par Reinhard Nemetz le procureur général d'Augsbourg, juridiction spécialisée dans la criminalité en col blanc et qui se trouve en charge de l'affaire. Nemetz avait besoin de temps et de sérénité. Il entendait se pencher sur un cercle plus large d'acteurs dans la vente de pièces peut-être acquises injustement.
Aujourd'hui, par contrecoup, ce laconisme gêne Angela Merkel.Son porte-parole Steffen Seibert a demandé la transparence par ces mots: «Le gouvernement fédéral insiste pour que soient rapidement publiées les informations sur des oeuvres dès qu'il est prouvé qu'elles ont été volées dans le cadre de persécutions nazies». Tout est dans le «dès qu'il a été prouvé»? Cette nuance passe mal, notamment pour l'Holocaust Art Restitution Project, association internationale à but non lucratif qui aide à la reconnaissance de faits de spoliations. Marc Masurovsky son cofondateur déplore la faiblesse des réactions des États concernés. Ainsi la France. «Les responsables politiques sont muets, lance-t-il depuis New York. L'affaire Gurlitt aura pourtant des retombées inévitables dans l'Hexagone comme ailleurs en Europe car Hildebrand collectait partout. Franchement, tout ceci choque.» De fait, on remarque dans la liste des 25 oeuvres publiées, un Matisse de la collection du galeriste français Paul Rosenberg, trois feuilles passées par Drouot en 1942 (vente après décès George Viau), un Daumier ayant appartenu à Renée Gérard et une gravure signée Canaletto issue du fonds David David-Weill de Neuilly-sur-Seine.

Qui était Hildebrand Gurlitt?

D'abord il faut remonter à ce que l'on sait du père, Hildebrand Gurlitt. Mis au ban du régime nazi en raison de ses origines juives et de son goût pour le modernisme expressionniste, cet important marchand d'art était ensuite devenu l'un des quatre intermédiaires de Joseph Goebbels sur le marché de l'art, écoulant et achetant des centaines de tableaux, gravures et dessins pour le grand musée du Reich que Hitler voulait à Linz (Autriche). Il commerçait aussi pour son propre compte. Selon les informations révélées par Le Figaro le 6 novembre,à la fin de la guerre il avait été «blanchi» par les Américains qui lui avaient rendu sa collection après inventaire (détail de l'audition sur http://art-crime.blogspot.fr). Le stock avait été saisi à Hambourg, ce n'était qu'une partie. L'autre, assurait-il, avait été détruite lors du bombardement de Dresde. Hildebrand avait fait jouer sa judéité (une grand-mère juive) et s'était présenté comme victime.

Pourquoi n'a-t-on rien fait depuis la mort de Gurlitt en 1956?

Mort en 1956, il avait entre temps pu ouvrir une galerie d'Art à Dusseldorf, organisant des expositions itinérantes jusqu'aux États-Unis au début des années 50 avec des ?uvres ayant donc fait l'objet de notices dans des catalogues. Une d'elles est réapparue en 2011. Il s'agit d'un Max Beckmann :Le dompteur de lion vendu 844 000 ? à Cologne par Lempertz, une des principales maisons d'enchères d'art en Europe. Cette gouache et pastel sur papier de 1930 avait appartenu avant guerre au collectionneur juif Alfred Flechtheim, mort en 1937 dans la pauvreté à Londres. Son petit-neveu la réclamait. Avant la vente, un accord à l'amiable avait été trouvé. La répartition du produit demeure confidentiel. En revanche, la notice du Dompteur de lion est accessible sur www.lempertz.eu. Elle mentionne très clairement la provenance: Hildebrand depuis 1934, sa veuve Hélène jusqu'en 1967, en possession de la famille Gurlitt depuis. Sur cette base, des investigations plus poussées étaient possibles. Pourquoi n'ont-elles pas été menées? «La vente a été parfaitement transparente.», estime Henrik Hanstein, codirecteur de la maison. Lempterz avait-elle déjà traité des biens de provenance Gurlitt (père ou fils) dans le passé? «Non. Peut-être du grand père Louis Gurlitt qui en avait beaucoup, continue le responsable. Lempertz n'a pu traiter aucune oeuvre qui figure sur l'un des deux sites officiels répertoriant les objets réclamés par des familles spoliées. Nous vérifions systématiquement.»
"Dompteur de lion" de Max Beckmann, gouache et pastel 1930

Comment expliquer les dénégations catégoriques de la maison d'enchères Lempterz de Cologne?


Le codirecteur de la maison Lempterz est catégorique. Excepté pour le Beckmann jamais Lempertz n'aurait donc vendu pour Cornelius, ni même pour Hildebrand. Pourtant Monika Tazkow, chercheur au sein de l'Otan, autorité sur l'histoire de la restitution d'oeuvres d'art, rappelle dans son livre Oeuvres volées, destins brisés qui vient de paraître chez Beaux-Arts éditions (287 p., 29 €) qu'au moins une oeuvre possédée par Hildebrand a refait surface lors d'une vente Lempertz. Il s'agit de Sumpflegende (Légende du marais) de Paul Klee, redécouvert en 1962, soit bien avant le création des banques de données. Plus récemment Deux taches noires ,une aquarelle de Vassily Kandinsky ayant appartenue au même ménage spolié, les Lissitzky-Küppers, est réapparue en novembre 1989, chez Lempertz. Était-elle tombée dans l'escarcelle des Gurlitt? «Non, c'est une histoire totalement différente», affirme la maison.
Malgré ces justifications celle-ci continue de focaliser les regards. The New York Times par exemple ne s'est pas fait faute de rappeler l'implication de l'enseigne dans la plus grande escroquerie en matière de falsification d'oeuvres d'art en Allemagne depuis 1945: l'écoulement de tableaux du célèbre faussaire Wolfgang Beltracci. Il y a un an Lempertz a été reconnue coupable à ce propos de «manquement au devoir de diligence» par le parquet de Cologne.

Pour quelles raisons une autre maison est ennuyée en Suisse?

"Paire" de Hans Christoph, aquarelle, 1924
En Suisse, une autre maison est ennuyée. Cornelius Gurlitt l'avait citée aux douaniers comme but de son déplacement lorsque ceux-ci l'avaient contrôlé dans le train. Il s'agit de la très établie galerie Kornfeld, à Berne. Tout en assurant n'avoir rien eu à voir avec ce voyage-là, son responsable a dû admettre certains faits tout en prenant ses distances. «Les derniers contacts professionnels et personnels avec Cornelius Gurlitt remontent à 1990», a-t-il été précisé dans un communiqué. À cette époque, Kornfeld avait permis au Munichois de vendre aux enchères pour 38 250 francs suisses des travaux sur papier d'artistes classés dégénérés pendant la guerre. La galerie souligne que «ce commerce ne peut être contesté» juridiquement (lire plus bas le contexte légal). Reste que dans le monde de l'art qui se nourrit de la discrétion, et auquel baignent les sociétés Lemptertz et Kornfeld, le fait que le fils Gurlitt conservait encore une partie de la collection du père semble avoir été un secret de polichinelle.
"La Voilée" d'Otto Griebel, aquarelle 1926

Pourquoi le Congrès juif mondial veut-il faire monter la pression?


"Moine" de Christoph Voll, aquarelle 1921
Le président du Congrès juif mondial a appelé Berlin. Il réclame la publication d'un inventaire complet des oeuvres concernées. «S'il ne se passe rien, nous ferons monter la pression», a-t-il ajouté. Déjà, une pétition circule sur internet. Treize des pièces de la liste des 25 communiquées du fonds Gurlitt viennent d'être revendiquées comme ayant appartenues à Fritz Salo Glaser, avocat juif de Dresde (la ville de Hildebrand Gurlitt) qui a survécu à la déportation et est mort en 1956? L'avocat de sa belle-fille se demande quand et comment ces treize oeuvres sont sorties de la collection. Pendant l'époque nazie ou après, quand la famille a vendu pour payer nourriture et logement. Dans ce cas serait-ce un cas de spoliation postwar?

"Couple à la fenêtre" de Wilhelm Lachnit, aquarelle 1923
"Femme à table" de WilhelmLachnit, aquarelle 1923
"Dame dans une loge"d'Otto Dix, aquarelle 1922

Comment et pourquoi Anne Sinclair est-elle mêlée à l'affaire Gurlitt?

Auparavant d'autres héritiers potentiels s'étaient encore plus rapidement manifestés. Comme Anne Sinclair,petite-fille de Paul Rosenberg collectionneur et galeriste, grand marchand de Picasso entre 1918 et 1939. En 1939, ce dernier avait dû fuir à New York en laissant beaucoup de ses biens. L'avocat d'Anne Sinclair réclame au moins Femme assise de Henri Matisse. Une des rares toiles dont l'image sur écran a été brièvement montrée lors de la conférence de presse du 5 novembre, à Augsburg.
"Femme assise" d'Henri Matisse, huile 1924

Qui est David Friedmann?


L'avocat berlinois des héritiers de David Friedmann a également contacté le procureur Nemetz. David Friedmann était un homme d'affaire juif persécuté par les nazis. Il est mort en 1942. L'avocat de la famille a, lui aussi, reconnu à la télévision l'huile Cavaliers sur la plage exécutée par Max Liebermann en 1901. «Nous cherchions ce tableau depuis des années, a-t-il commenté. Nous déposons une réclamation immédiatement.» Principale pièce à conviction: le catalogue raisonné de Liebermann. Il mentionne Hildebrand Gurlitt comme le propriétaire de la toile juste après Friedmann. Lors de son interrogatoire par les Alliées en 1946, Gurlitt a prétendu l'avoir eu en 1933, alors que l'antisémitisme faisait déjà beaucoup de dégâts et que Hitler prenait le pouvoir.
"Cavaliers sur la plage" de Max Liebermann, huile 1901

Cornelius Gurlitt passera-t-il un jour devant un tribunal?


Aussi étonnant que cela puisse paraître, Cornelius Gurlitt ne passera sans doute jamais devant un tribunal. En tout cas, rien n'est moins sûr. Pour l'heure, la justice ne travaille que sur un soupçon de fraude fiscale et de recel. On sait qu'il a été entendu par les enquêteurs. Mais le sera-t-il encore, à la vue de nouveaux éléments? Il est libre, aucun avocat ne s'est manifesté qui le représenterait. Que pourrait-il faire valoir?
Primo que beaucoup d'oeuvres des musées allemands, nationaux, municipaux ou régionaux, ont été décrochées et vendues légalement sous le régime nazi. Essentiellement celles qui étaient considérées comme de l'art dégénéré. Selon un audit de l'Office central des douanes allemandes, parmi les dessins, aquarelles, lithographies ou peintures placées sous séquestre après la perquisition, environ 380 relèvent de ce critère. Les nazis vendaient pour acheter ce qui leur convenait, notamment pour le musée de Linz. Ils avaient promulgué une loi leur en donnant le droit en 1938.

Cornelius Gurlitt est-il le propriétaire légitime (quoique immoral) des oeuvres d'Hildebrandt Gurlitt?


Après guerre, les Alliés et le législateur allemand ont décidé de ne pas abolir ce texte pour donner des assurances au marché de l'art. Dès lors, concernant ce corpus précis, d'éventuelles réclamations auraient peu de chances d'aboutir. Les musées de Mannheim, Wuppertal et Essen ont toutefois indiqué que parmi la liste fournie par Augsburg semblaient figurer quelques unes des oeuvres qui furent leur. Si Hildebrandt Gurlitt les a achetées, même à vil prix, son unique héritier Cornelius en serait le propriétaire légitime (quoique immoral).
Secundo: quid des 590 autres trouvées dans l'appartement, avec un certain nombre de documents s'y référant? Ces pièces pourraient-elles établir qu'il s'agit d'oeuvres vendues sous contrainte? Pour elles, dont les anciens propriétaires pourraient être identifiés, les chances des ayants droit de se les voir restituées seraient moins hypothétiques. Fin 1998 a été conclu l'accord dit «de Washington» par lequel les États et les musées s'engagent à faire le maximum pour rendre les toiles qui sont arrivées indûment dans leurs fonds. Mais, outre qu'il ne s'agit que d'un engagement volontaire, il ne concerne pas les particuliers. Et sans documentation, possession vaut titre.

Pourquoi la somme d'environ 9000 euros trouvée sur Cornelius Gurlitt n'est pas illégale?

Ceci explique que Cornelius a été laissé libre après la perquisition. Tout comme il avait été laissé libre après son contrôle dans le train de soirée Zurich/Munich du 22 septembre 2010. Une somme d'environ 9000 euros avait été trouvée sur lui ce qui est étonnant mais pas illégal, la limite étant de 10 000 euros. C'est elle toutefois qui avait alerté les limiers allemands. Depuis qu'a éclaté l'affaire, Gurlitt ne se cache pas.

Le trésor du père de Cornelius Gurlitt est-il un héritage déclaré?


Il a été photographié par Paris Match en train de faire ses courses dans son quartier de Schwabing. Ennuyé par le déchaînement médiatique il a benoîtement adressé une lettre au magazine Der Spiegel pour lui demander de ne pas utiliser son nom. Sans doute ne considère-t-il pas avoir commis de faute en conservant le trésor de son père. Est-ce un héritage déclaré au moins? Peut-être: Cornelius n'a même pas pris de conseil juridique, ajoute Focus .«Une négociation à l'amiable est très envisageable», commente Me Antoine Comte, avocat parisien spécialiste du droit de la spoliation, qui a l'expérience de tels cas de figure pour avoir défendu les héritiers d'Alphonse Kann dont la collection fut pillée par les nazis en 1940 dans sa villa de Saint-Germain-en-Laye.
Toutes ces questions restent pour le moment sans réponse définitive (au 15 novembre 2013).

vendredi 21 juin 2013

Portrait, à propos de l'été Matisse à Nice

Matisse, dans la lumière nacrée de la baie des Anges

Découvert un matin de 1917, le soleil de la Côte d’Azur n’aura cessé d’inspirer le peintre, jusqu’à sa mort en 1954.

C’est un homme du Nord, bientôt quinquagénaire, fines lunettes et barbe d’intellectuel, qui remplit sa fiche à l’accueil de l’hôtel Beau-Rivage. Il souffre d’une bronchite que le climat méditerranéen et le confort d’un quatre-étoiles sont susceptibles de soigner. Mais à Nice en ce mois de décembre 1917, il pleut des cordes. Matisse n’envisage donc qu’une brève étape. Toutefois, la chambre donne sur la baie. On est à deux pas de l’Opéra et du cours Saleya où se tient un de ces splendides marchés provençaux - « cette image de l’abondance, de la facilité de la vie et du bien-être à la portée de tous », a écrit un jour, à Collioure, son ami Paul Soulier. Et puis, derrière, la vieille ville déploie d’autres charmes encore. Venelles ocre, patrimoine baroque, il y a même une école des beaux-arts où on peut travailler sur une copie en plâtre d’un Michel-Ange…
Le lendemain, le mistral a chassé les nuages, le temps est magnifique. Nice ? « Un décor, une chose fragile, très belle »« Quand j’ai compris que chaque matin je reverrais cette lumière, je ne pouvais croire à mon bonheur. Je décidai de ne pas quitter Nice, et j’y ai demeuré pratiquement toute mon existence », a résumé l’artiste qui, aussitôt, déplie son chevalet, dépeint sa chambre, son violon, lui-même. La fenêtre est ouverte, l’inspiration monte comme la brise. L’appel du soleil est reçu cinq sur cinq puisque la météo est stable. « J’ai besoin de demeurer sous les mêmes impressions plusieurs jours de suite. »
Au loin il y a la guerre. Un de ses fils est sous les drapeaux, le plus jeune et son épouse entendent les obus tomber à Paris. Le reste des Matisse se trouve derrière la ligne de front. Angoisse... et raison supplémentaire de savourer l’instant. À Nice, Matisse n’est plus l’anarchiste, le chef de ce fauvisme qui défrayait la chronique parisienne à chaque Salon des indépendants. Il n’est pas la célébrité exposée de New York à Moscou. Il n’est pas le fer de lance de l’art le plus moderne qui soit à côté de Picasso, Duchamp ou Picabia. Il est « lou pintre », un homme qui intrigue, un ascète qui peint sans ombre des formes simplifiées en aplats de couleurs pures pour l’amour des matières et des rapports de surfaces eux-mêmes. Son œuvre dérange mais comme il parle posément et présente bien, on le respecte. Une clientèle internationale lui procure les moyens. Finies les vaches maigres, oublié le velours côtelé de la bohème. Depuis une douzaine d’années au moins, place au complet veston. En 1925, la médaille de chevalier de la Légion d’honneur s’y accrochera ; en 1947, celle de commandeur. Et puis, un prix Carnegie, un tableau au Louvre, une kyrielle de ce genre de marques de reconnaissance : voici un maître se disent instinctivement les Niçois de souche.
Il ne lui a fallu que quelques semaines pour jeter son dévolu sur un appartement vide à côté de l’hôtel, au 105 quai des États-Unis, et le transformer en atelier. La baie a des lignes pures, une lumière nacrée d’une clarté argentée. Il l’aime tant qu’il la traverse presque tous les jours à la rame, faute de pouvoir nager comme à l’époque de Collioure. En manteau écossais, Marguerite sa fille ajoute d’autres jeux de couleurs, tandis qu’Amélie sa femme lit et que son cher violon lui offre des courbes moins anguleuses… Renoir est à Cagnes. Ils se toisent, s’apprécient. Victime de la Révolution, son gros client russe Chtchoukine a choisi Nice également.
Puis Matisse prend de la hauteur. Au 138, boulevard du Mont-Boron, au col de Villefranche, il occupe aux beaux jours la villa des Alliés. Là, il assiste à un spectacle dont il ne se lasse pas : les premiers rayons caressant les montagnes vers Cagnes, puis le château, et enfin la ville. Autour, les eucalyptus sont d’un autre vert que celui des oliviers papillonnants ; ils lui lancent des défis comparables à ceux qu’il a l’habitude de remporter depuis les premiers émois méditerranéens - éminemment cézanniens - en Corse.
L’automne arrive, Matisse descend de son piédestal calcaire et reprend ses aises. Cette fois à l’hôtel de la Méditerranée et de la Côte d’Azur. Un autre beau bâtiment Second empire bordant la Promenade des Anglais, aujourd’hui disparu. Un vieux salon rococo aux persiennes basses, diffusant une lumière par en dessous, l’amuse. Parce qu’il lui semble « faux » et « absurde », il le juge « épatant », « délicieux ». Il est plein d’arabesques. Il va en faire son théâtre, le couvrant de nus autrement plus sincères que le chic des moulures. Il y peint des femmes, toujours des femmes. Antoinette, Henriette, Lisette : ces indolentes en tenues orientales dansent dans des fêtes tandis qu’en bas défilent carnavals, Fêtes du mimosa, du citron, des fleurs… Le bonheur de vivre tant cherché, l’Arcadie dont parlaient les Anciens et dont il a déjà donné tant de variations magistrales, il le tient. Malgré ses crises d’anxiété chronique, il ne le lâchera plus !
S’il garde quelques années sa maison d’Issy ou son appartement quai Saint-Michel, ce sera seulement pour maintenir les liens mondains nécessaires. À Nice, entre le front de mer et les hauteurs, un va-et-vient d’une plus grande importance s’installe. Les appartements sans cesse élargis de la place Charles-Félix, de 1921 à 1938, ­précèdent l’ancien hôtel victorien Le ­Régina, occupé jusqu’en 1943. Puis, les Matisse, qui redoutent les bombardements, reculeront d’une vingtaine de kilomètres, louant la villa Le Rêve à Vence. Un endroit au nom idéal, où d’ailleurs Jazz naîtra et où l’on peint toujours. En 1949, l’artiste regagnera son vaste appartement-atelier du ­Régina car il a besoin d’espace pour élaborer les compositions murales de la chapelle du Rosaire, à Vence. C’est là qu’il mourra, le 3 novembre 1954. Il repose, entre un figuier et un olivier, au cimetière de Cimiez.
Ainsi le bel amphithéâtre de la baie des Anges et de ses monts environnants auront joué comme une formidable caisse de résonance pour les expériences formelles et coloristes méditerranéennes, ces rêves médités encore alimentés d’escapades italiennes, américaines et tahitiennes.
Et Paris alors ? La capitale était devenue inutile. Un jour, c’était Gide qui se faisait annoncer. Un autre, l’ami Maillol, pour une de ces folles virées en Buick qui effrayaient Jules Romains. Bonnard, lui, savait rester à table comme un vrai voisin. En 1941, Aragon et Elsa Triolet formaient un couple digne d’être dessiné. Cinq ans plus tard, le vieux rival Picasso s’installait à ­Antibes… Breton est descendu aussi. Dans les derniers temps, Giacometti a fait le pèlerinage à la chapelle du ­Rosaire. Lorsqu’il a témoigné de son admiration à Matisse, les femmes qui entouraient celui-ci semblaient de moins en moins odalisques et de plus en plus infirmières. Au Régina, Lydia, Russe blonde aux yeux bleus, a été la meilleure des assistantes puisqu’elle fut encore muse. Elle contrastait avec les habituelles beautés méridionales et consolait du départ d’Amélie. Elle fut plus que dévouée, docile. L’apothéose des gouaches découpées et organisées du lit ou du fauteuil roulant, autour de tapis persans, de broderies arabes et des tentures africaines, lui doit beaucoup.

mardi 2 avril 2013

Une contribution d'Eve Biétry et Amelle Meyer (17 ans)

Paysage et poésie


Regulus, William Turner, 1828
Nous sommes tous des Regulus : éblouis devant la force lumineuse du paysage. William Turner a peint l’histoire de ce général romain qui, prisonnier des Carthaginois, fut supplicié de la plus atroce des façons : exposé en place publique, on lui retira ses paupières, de sorte qu’il fût aveuglé par l’éclat du Soleil. Cette toile lie artiste, personnage et spectateur dans un même aveuglement. Mais c’est aussi une métaphore du rapport que le romantique entre-tient avec la Nature. L’artiste est rendu aveugle par cette force supérieure, et ce jusqu’à l’abstraction de ce qui l’entoure. Cette thématique est reprise par Rimbaud dans son célèbre recueil
Illuminations, où le paysage est souvent lumière et permet au poète la création de l’image poétique. Mais lorsque l’on évoque l’image poétique, il paraît légitime de définir, en premier lieu, ce que signifie la complexe notion de
poésie à nos yeux. Afin de construire notre anthologie, nous avons envisagé la poésie comme un art qui se rapproche de la peinture et non du roman, alors que paradoxalement, elle use à l’origine du même langage. Comme l’a exprimé le philosophe Jean-Paul Sartre, « la poésie ne se sert pas des mots ; elle les sert ». Dans cette optique, on peut affirmer que le poète voit les mots comme des choses, non-porteuses de signification et non comme des outils permettant d’exprimer un point de vue.Il s’agira de les mettre en valeur en tant que tels et non forcément pour leur signification. A l’image du peintre qui pose ses cou-leurs, le poète ne va pas prendre les mots séparément mais comme un tout, l’idée étant de « créer une chose », une entité douée de sens : le poète est attentif aussi bien à la signification qu’au langage employé en lui-même. Ainsi, la raison pour laquelle le poète a choisi d’assembler ces mots les uns aux autres n’est pas dénuée de sens : il s’agira, à un degré d’explicitation plus ou moins fort, d’exprimer une tendance profonde, un certain état d’esprit du poète.
Cette vision de la poésie est, sans nul doute, un parti pris assez tranché ; ce postulat nous a cependant paru légitime au fil de notre réflexion poétique, bien qu’elle soit personnelle. Par ailleurs, comme l’a déjà exprimé Mallarmé, donner une définition de la poésie, c'est-à-dire une limite, ne peut être que réducteur ; cela revient à exclure à peu près inévitablement une partie de ce qui se nomme
poésie. Ainsi, nous avons choisi la thématique du paysage car celui-ci, à l’image des mots, est un outil pour le poète : il lui permet d’exprimer ses sentiments, de représenter son état d’esprit, sa réflexion, l’objet de ses désirs. La variété des paysages permet la polysémie, la pluralité des représentations: le paysage est varié, changeant, il permet d’exprimer toutes les nuances et tous les sens.
La représentation du paysage en poésie s’est généralisée à partir du romantisme, trouvant notamment écho dans la poésie lyrique, mais trouvant aussi sa place dans la forme nouvelle de prose poétique. Une question se pose alors : de quelle manière le paysage est-il appréhen-dé en poésie ?
Il apparaît que le paysage poétique peut alors être une transposition du visuel à l’écrit : il s’agit d’une toile de mots, une manière de coucher à l’écrit ce que le peintre représenterait sur sa toile. Mais le paysage mis en lumière en poésie est aussi et souvent issu de l’imaginaire du poète ; il ne s’agit pas forcément de transcrire fidèlement un paysage aperçu. Le poète peut alors s’inspirer de clichés, de l’idée qu’il se fait de paysages lointains, ou même de créer entiè-rement un paysage inexistant, grâce à son imaginaire, et par les mots.
Dans cette anthologie, nous avons tenté d’offrir une vue d’ensemble des différents usages du paysage dans la poésie au cours des siècles. Nous commençons donc par l’ « Aquarelliste » d’Apollinaire ; il s’agit d’une présentation explicite d’un processus de création qui lie paysage et peinture, avec une mise en abyme qui permet de montrer le lien entre image matérielle et image textuelle, obtenue finalement : la peinture est un pont entre écrit et paysage.
L’image matérielle est donc une source d’inspiration pour le poète ; dans le cas du poème « Novembre » d’Hugo, le paysage banal et quotidien permet l’évasion vers un imaginaire plus exotique, sortant de l’ordinaire ; ce processus peut même être poussé jusqu’à la représenta-tion d’un paysage fantastique, idéal, utopique. C’est le cas du « Paysage
»
de Baudelaire. Dans ce poème, ce dernier se place explicitement en tant qu’auteur en quête d’inspiration. Dans cette optique, il existe la nécessité d’une empathie entre paysage concret et création : c’est le cadre réel qui entoure le poète, qui va lui permettre la création d’un paysage unique. Le pay-sage est alors source de créativité et reflète la recherche d’idéal du poète. Cette dimension prend écho dans « Paysage d’Eté » de Léonard ; par la description d’un pay-sage paisible et sans zone d’ombre, le poète traduit son état d’esprit serein et idéaliste. Par ailleurs, la représentation de paysages idéaux et bucoliques remonte à l’Antiquité, comme nous le montre l’Eglogue de Virgile ; ici, c’est l’âge d’Or, sorte d’équivalent rêvé du paradis, qui est représenté dans toute sa paisibilité et son abondance.
Nous avons fait le lien avec l’ « Aube » de Rimbaud, où le paysage idéal et flou se traduit par une nature vivante, source de vie ; il y a même une dimension sacrée par la quasi-déification de l’Aube. Nous avons alors directement opposé, confronté ce poème avec « Châteaux de Cendres »
, qui donne au contraire la vision d’un paysage désolé, usé. On découvre alors que même un paysage opposé à une quelconque forme d’idéal peut permettre l’inspiration poé-tique ; même un lieu aride peut nourrir la réflexion du poète et exprimer son état d’esprit. Mais « Châteaux de Cendres » est aussi une réflexion sur le temps, ce dernier ayant un impact réel sur le paysage décrit. Nous avons donc poursuivi avec des poèmes illustrant le passage du temps et la réminiscence ; c’est le cas d’ «Après trois ans », où l’aperçu du paysage rappelle des souvenirs du passé. Mais nous avons aussi choisi l’exemple du « Lac » de Lamartine, où le poète s’adresse directement à un élément du paysage en l’apostrophant, ce qui mène non seu-lement à une réflexion sur la fuite du temps, mais aussi à un rappel du souvenir de la femme aimée.
En lien avec l’évocation de la femme, nous avons choisi le poème « A l’Etna » de Corbière. En-core une fois ici, le poète dialogue avec l’élément naturel qu’est le volcan, qui se trouve en fait personnifié et rapproché d’une femme que le poète décrit. Nous avons enchaîné avec « Séré-nissime Songe », qui présente une nouvelle personnification : ici, la ville de Venise est repré-sentée en tant que femme.
Pour continuer sur l’évocation de la femme à travers le paysage, nous avons choisi « Je mour-rais de plaisir… » de Ronsard : le poète utilise le paysage de forêt comme outil pour exprimer, à la manière pétrarquiste, son amour pour une femme qui le repousse. Le paysage apparaît alors comme incitation aux plaisirs amoureux, adressée à cette femme : car qui n’aimerait se voir offrir un paysage comme preuve d’amour ?
Dans « Paysage » de Cendrars, il s’agit encore une fois d’une expression du ressenti intérieur du poète. Sa souffrance prend alors le pas sur la beauté originelle du paysage réel.
Afin de boucler la boucle de notre réflexion, les poèmes « Marine » de Rimbaud et « Bahia » de Cendrars sont placés en conclusion de notre travail. Dans ces deux poèmes, le paysage est une construction poétique : au début de cette anthologie, c’était le paysage qui permettait la créa-tion du poème, l’inspiration. Ici, il s’agit d’un renversement : c’est le poète qui, de ses mots et sans écho dans la réalité, créé un paysage inédit. Ici, ce n’est pas tant la vraisemblance de l’image qui compte, ni la propension du lecteur à se l’imaginer, mais plutôt la beauté des mots pour eux-mêmes – et même la beauté créée par l’agencement de ces mots.
Nous avons tenté de retracer, à travers ce parcours poétique, l’histoire du paysage dans la poésie, qu’elle soit moderne ou antique. Il est évident que cette réflexion, non exhaustive, ne peut nous permettre de répondre de manière globale à un questionnement qui fut toujours renouvelé. La poésie, par les multiples formes et significations qu’elle revêt, ne peut être défi-nie dans son intégralité.
Cependant, l’on peut pour maintenant s’en tenir à une réflexion du poète français Saint-John Perse :
« le poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance ». La poésie serait donc l’art qui nous permet de nous échapper de la fonction seulement utilitaire du langage, qui nous enferme dans l’évidence, dans la trivialité- car c’est ainsi que peut se définir l’accoutumance. Mais fuir l’accoutumance, c’est aussi éviter l’écueil de la banalité et du monotone. Il en va ainsi du paysage, toujours renouvelé, inspiré du réel ou de l’imaginaire foisonnant du poète. Comprendre la poésie par son renouvellement, sa nouveauté ? Selon nous, une belle manière d’appréhender cette notion qui nous fuit toujours.

AQUARELLISTE
À Mademoiselle Yvonne M…
Yvonne sérieuse au visage pâlot
A pris du papier blanc et des couleurs à l’eau
Puis rempli ses godets d’eau claire à la cuisine.
Yvonnette aujourd’hui veut peindre. Elle imagine
De quoi serait capable un peintre de sept ans.
Ferait-elle un portrait ? Il faudrait trop de temps
Et puis la ressemblance est un point difficile
À saisir, il vaut mieux peindre de l’immobile
Et parmi l’immobile inclus dans sa raison
Yvonnette a fait choix d’une belle maison
Et la peint toute une heure en enfant douce et sage.
Derrière la maison s’étend un paysage
Paisible comme un front pensif d’enfant heureux,
Un paysage vert avec des monts ocreux.
Or plus haut que le toit d’un rouge de blessure
Monte un ciel de cinabre où nul jour ne s’azure.
Quand j’étais tout petit aux cheveux longs rêvant,
Quand je stellais le ciel de mes ballons d’enfant,
Je peignais comme toi, ma mignonne Yvonnette,
Des paysages verts avec la maisonnette,
Mais au lieu d’un ciel triste et jamais azuré
J’ai peint toujours le ciel très bleu comme le vrai.
Guillaume Apollinaire,
Alcools
¸ 1913

Magritte, Les Promenades d’Euclide
, 1955 « Derrière la maison s’étend un paysage
Paisible comme un front pensif d’enfant heureux »

« L'Aquarelliste » est un poème en prose de Guillaume Apollinaire ,qui fait partie intégrante du recueil
Alcools, publié en 1913. Apollinaire est un poète et écrivain français du début du XXème siècle (1880-1918) ; on le considère comme le précurseur du surréalisme. « L'Aquarelliste » est un poème sous forme de lettre, destiné à Mademoiselle Yvonne M. Apollinaire y pose une mise en abyme du paysage, à travers la tentative artistique d’Yvonne.








NOVEMBRE
Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne,
Ton soleil d'orient s'éclipse, et t'abandonne,
Ton beau rêve d'Asie avorte, et tu ne vois
Sous tes yeux que la rue au bruit accoutumée,
Brouillard à ta fenêtre, et longs flots de fumée
Qui baignent en fuyant l'angle noirci des toits.
Alors s'en vont en foule et sultans et sultanes,
Pyramides, palmiers, galères capitanes,
Et le tigre vorace et le chameau frugal,
Djinns au vol furieux, danses des bayadères,
L'arabe qui se penche au cou des dromadaires,
Et la fauve girafe au galop inégal !
Alors, éléphants blancs chargés de femmes brunes,
Cités aux dômes d'or où les mois sont des lunes,
Imans de Mahomet, mages, prêtres de Bel,
Tout fuit, tout disparaît. Plus de minaret maure,
Plus de sérail fleuri, plus d'ardente Gomorrhe
Qui jette un reflet rouge au front noir de Babel !
C'est Paris, c'est l'hiver. ― À ta chanson confuse
Odalisques, émirs, pachas, tout se refuse.
Dans ce vaste Paris le klephte est à l'étroit ;
Le Nil déborderait : les roses du Bengale
Frissonnent dans ces champs où se tait la cigale ;
A ce soleil brumeux les Péris auraient froid
Victor Hugo, Les Orientales
, 1829

Félix Ziem, L'Elephant
, fin du XIXe siècleHugo, né en 1802 et mort en 1885, est sans conteste une figure phare de la poésie du XIXème siècle. Poète, romancier, dramaturge mais aussi homme politique qui confronta souvent le pouvoir en place, il a composé des oeuvres telles que Les Misérables ou encore Les Contemplations. Ce poète tiré des Orientales, présente la confrontation entre monotonie parisienne et imaginaire oriental foisonnant.
Gustave Caillebotte, Rue de Paris, jour de pluie
(étude), 1877« Devant le sombre hiver de Paris qui bourdonne,
Ton soleil d'orient, s'éclipse, et t'abandonne »
PAYSAGE
Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.
II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Charles Baudelaire,
Les Fleurs du Mal, 1852

Georges Braque, Paysage de l’Estaque
, 1906
« Ce long tapis de fleurs, déployé sur les prés ;
Ces collines, ces tours, ces villages dorés… »

  « Paysage » est un poème composé de deux strophes d'alexandrin. Il est tiré du recueil
Les Fleurs du Mal publié en 1857. Charles Baudelaire, né en 1821 et mort en 1867, est un poète français avec un style unique en son genre, qui s'inspire du romantisme tout en reprenant des formes classiques, se situant entre le « Parnasse » et le symbolisme. Il s'agit du premier poème de la section « Tableaux Parisiens », il a donc un rôle à jouer pour la présenter. C'est une vision contrastée et pourtant cohérente du paysage urbain -auquel il est très attaché- qu'il mêle à ses rêveries en l'associant à un paysage fantastique.

PAYSAGE D'ETE
Peindrai-je de ces monts les groupes lumineux.
Que le Soleil enflamme au travers de la nue ;
Ces vallons ombragés de bois majestueux ;
Ce fleuve qui se roule en replis sinueux,
Et renvoie aux rochers, des clartés ondoyantes ;
Ce vent doux qui frémit sur les vagues brillantes ;
Ce long tapis de fleurs, déployé sur les prés ;
Ces collines, ces tours, ces villages dorés,
Ces épis balançant leurs têtes jaunissantes,
Et toutes ces couleurs qui, fuyant par degrés,
Semblent au loin se perdre en vagues transparentes ?
II
Que le sommeil est doux sur un lit de gazon,
Près d’un ruisseau plaintif qui descend des montagnes !
Quel plaisir d’être assis dans le fond des valions,
Et d’entendre à ses pieds le bruit des moucherons
Pendant que le midi brûle au loin les campagnes ?
Nicolas-Germain Léonard,
Paysages d’été, XVIIIe siècle

Nicolas Germain Léonard est un poète et écrivain d’origine guadeloupéenne, né en 1744 et décédé en 1793. Il écrivit très jeune son premier recueil, Idylles morales en 1766. Il s’attelle à des productions romanesques avant de revenir à poésie en 1775 avec Idylles et poésies champêtres. Ce poème en deux strophes évoque une continuité de la poésie bucolique antique, avec un paysage champêtre et idyllique.

EGLOGUE 4
Heureux vieillard ! Ces champs resteront donc tiens !
Et pour toi ils seront assez grands, bien que la dure pierre
tous les pâturages recouvre, aidée par le marécage aux joncs limoneux.
De nouveaux espaces n’appelleront pas tes brebis pleines
et les contagions malsaines du troupeau voisin ne les atteindront pas.
Heureux vieillard ! Ici, entre des rivières connues
et des sources sacrées, tu rechercheras la fraîcheur de l’ombre !
De là, comme toujours, à la lisière du champ voisin,
la haie, où les abeilles de l’Hybla butinent la fleur du saule,
souvent t’incitera à plonger dans le sommeil, par son léger murmure ;
de là, sous la haute roche, chantera l’émondeur dans les airs ;
et toutefois, pendant ce temps, ni les palombes à la voix rauque, objets de tes soins,
ni la tourterelle ne cesseront de gémir du haut de l’orme.
Virgile,
Les Bucoliques, fin du I er siècle av. J-C, traduit du latin : extrait
Virgile, ou Publius Vergilius Maro, est un poète latin, né aux alentours de 70 avant J-C. Issu d’une famille bourgeoise, il mena des études poussées dans les grandes villes italiennes. Il prit part à la vie politique de l’époque, se liant notamment avec Gallus, fondateur de la poésie élégiaque romaine, mais aussi avec Asinius Pollion, écrivain et homme politique. C’est dans un contexte de guerre civile qu’il compose les
Bucoliques et les Géorgiques. Ce sont ses ouvrages les plus célèbres, avec l’Eneide, oeuvre phare de la Rome antique. Il s’engagera dans un voyage de documentation en Asie et en Grèce, et meurt à Brindes en 19 après J-C. Cet extrait de l’églogue 4, pièce qui se démarque par sa longueur, reflète l’idéal gréco-romain de l’âge d’Or, équivalent d’une sorte d’Eden.

AUBE
J’ai embrassé l’aube d’été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.
Arthur Rimbaud,
Illuminations, 1875
Arthur Rimbaud est une figure majeure de la poésie du XIXème siècle, rattaché au romantisme et au Parnasse. Il est né en 1854 à Charleville. Poète très précoce, il a écrit l’intégralité de ses poèmes entre 15 et 20 ans. Pour lui, le poète doit être « voyant », et la production poétique doit se faire par « le dérèglement de tous les sens ». Mais il renonce à sa vocation artistique dès la fin de cette période prolifique, choisissant de partir pour l’Afrique, où il devient négociant. Atteint de gangrène, il décède à Marseille en 1891. Parmi ses oeuvres, on retrouve Une saison en Enfer ou les Illuminations. Le poème « Aube »est issu de ce dernier recueil, dont la période d’écriture s’étend sur 3 ans, de 1872 à 1875.
 
CHATEAUX DE CENDRES
Grands châteaux de cendres jaunes
Le chemin montre l’usure des murs ;
La famine crayonne vos fenêtres
Et les coqs saignés par l’aube
Tournoient dans le vide des greniers.
Sur le maigre bûcher des passeurs
La douleur grille la chair vive du temps,
La magie fait monter au ciel
L’âme suppliciée du nouveau jour.
Dans les couloirs de la montagne,
Le soleil poursuit sa ronde solitaire ;
Il décalque ses images muettes
Sur la paume fendillée des torrents ;
Il réchauffe les chances de la pierre.
Au pied des paravents d’argiles,
L’automne déplie ses robes du soir.
La mémoire du monde est morte.
Albert Ayguesparse,
Écrire la pierre, 1970. 
Paysage au château en ruines
, Pierre Thuillier « Dans les couloirs de la montagne,
Le soleil poursuit sa ronde solitaire (…) »
Albert Ayguesparse est un poète, romancier et essayiste belge de langue française. Il est né à Bruxelles en 1900 et y est mort en 1996. Son existence fut marquée par sa lutte en faveur des classes prolétaires, qui se traduisit par l’écriture d’essais engagés. Il fut récompensé de nombreux prix littéraires. Parmi ses oeuvres, on compte notamment des recueils de poésie à l’exemple d’Aube sans soutiers et Les Armes de la guérison ; ou encore des romans tels que le Mauvais Age. Ce poème est issu d’un de ses recueils les plus tardifs, Ecrire sur la pierre, et évoque la vision d’un paysage désolé et aride, qui permet pourtant d’alimenter la flamme inspiratrice du poète.

APRES TROIS ANS
Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.
Rien n'a changé. J'ai tout revu : l'humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin...
Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.
Les roses comme avant palpitent; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,
Chaque alouette qui va et vient m'est connue.
Même j'ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue,
- Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.
Paul Verlaine,
Poèmes saturniens
, 1866
Paul Verlaine est né en 1844 à Metz. Il publie son premier recueil, les Poèmes Saturniens en 1866, dont est extrait le poème. Par la suite, il aura une vie difficile et tourmentée, ayant notamment une aventure avec le jeune poète Arthur Rimbaud. Il décèdera en 1896 à Paris, vivant quasiment dans la rue et victime de nombreuses maladies. Il a composé des ouvrages qui restent très célèbres, à l’exemple des Poètes Maudits ou encore des Fêtes Galantes. Ce poème évoque une réminiscence du poème qui passe à travers l’évocation d’un paysage chéri dans le passé, mais qui reste très vivant, notamment par la mention de l’exaltation des sens

Nuit étoilée sur le Rhône
. Vincent Van Gogh, 1888
« Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! (…) Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir »

LE LAC
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir
sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
 Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
" Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! "
Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux. "
Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit :
Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
" Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! "
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
Alphonse de Lamartine,
Méditations poétiques, 1820

« Le Lac » est un poème issu du recueil Les Méditations Poétiques d'Alphonse de Lamartine. Cette oeuvre poétique, publiée en 1820, regroupe 24 poèmes. La publication de ce recueil, qui est son premier ouvrage, fut un événement poétique d’envergure : il s’agit du premier manifeste du romantisme français. Lamartine y transcrit ses états d’âme, ses impressions. C'est un poète français du début du XIXème siècle qui, comme Victor Hugo et Alfred de Musset, est intégré au mouvement romantique, qui valorise les sentiments et s'oppose au classicisme tout en gardant sa forme. « Le Lac » est composé de quatrains d'alexandrin, coupés à l'hémistiche. Dans celui-ci le poète interpelle le lac : par là-même, il médite sur le temps et sur l'homme, mais aussi sur le départ de l’être aimé (qu’il avait rencontré sur les rives de ce lac). Le paysage est alors ce qui conserve le souvenir intact.

A L’ETNA
Etna - j’ai monté le Vésuve …
Le Vésuve a beaucoup baissé :
J’étais plus chaud que son effluve,
Plus que sa crête hérissés …
- Toi que l’on compare à la femme …
- Pourquoi ? - Pour ton âge ? Ou ton âme
De caillou cuit ? … - Ça fait rêver …
- Et tu t’en fais rire à crever ! -
- Tu ris jaune et tousses : sans doute,
Crachant un vieil amour malsain ;
La lave coule sous la croûte
De ton vieux cancer au sein.
- Couchons ensemble, Camarade !
Là - mon flanc sur ton flanc malade :
Nous sommes frères, par Vénus,
Volcan ! …
Un peu moins … un peu plus …
Tristan Corbière,
Les Amours jaunes, 1873

« L'Etna » est un poème de Tristan Corbière (nom d’emprunt pour : triste en corps bière), tiré du recueil Les Amours Jaunes publié en 1873. C'est un poète du XIXème siècle, né en 1845 et décédé en 1875. Son style est rattaché au symbolisme. Son oeuvre fut révélée de manière posthume par Verlaine, qui lui consacra un chapitre d’un de ses essais,
Les Poètes Maudits. Ses poèmes ont pour caractéristique d'avoir une ponctuation complexe. Dans « L'Etna » il dialogue avec un volcan, le personnifiant en lui prêtant des caractéristiques féminines.

SERENISSIME SONGE
Banquise d’art vivant et muraille de pluie,
Ses palais broient la mort, et ses canaux se noient,
Entre les plis fuyants des moires et des lois
Dont se fardent ses toits et ses lèvres qui fuient.
Venise souffle l’or comme un cristal de nuit,
Enflammant ses émois au timbre d’un hautbois,
Qu’une brise à minuit effleure de sa voix,
Parce qu’un homme amoureux assouvit son ennui.
Au basalte des rues, s’abandonnent ses pas
Qu’une ruche d’archets emprisonne en son sein,
Entre les bouches nues des rios et des rats.
Assoiffée de beauté, sereine elle se maquille,
Dévêtue de son corps aux purs éclats d’airain
Et passionnément joue son sort à la manille.
Francis Etienne Sicard,
Odalisque, 1995

« Sérénissime songe » est un sonnet écrit par Francis Etienne Sicard et tiré du recueil
Odalisque, qui fut publié en 1995. Francis Etienne Sicard est un poète contemporain français né en 1952. Il a beaucoup voyagé et entretient une importante correspondance. Ce goût pour le voyage est un thème récurrent dans ses poèmes. Dans celui-ci il est question de la ville de Venise, de son surnom la Sérénissime. Ici, Venise est personnifiée par l’image de la femme. Il oppose des caractères de féminité, avec un champ lexical plus sombre, qui évoque l’autre facette de la ville, et donc de la femme.

JE MOURRAIS DE PLAISIR…
Je mourrais de plaisir voyant par ces bocages
Les arbres enlacés de lierres épars,
Et la lambruche errante en mille et mille parts
Ès aubépins fleuris près des roses sauvages.
Je mourrais de plaisir oyant les doux langages
Des huppes, et coucous, et des ramiers rouards
Sur le haut d’un futeau bec en bec frétillards,
Et des tourtres aussi voyant les mariages.
Je mourrais de plaisir voyant en ces beaux mois
Sortir de bon matin les chevreuils hors des bois,
Et de voir frétiller dans le ciel l’alouette.
Je mourrais de plaisir, où je meurs de souci,
Ne voyant point les yeux d’une que je souhaite
Seule, une heure en mes bras en ce bocage ici.
Pierre de Ronsard,
Continuation des Amours
(1555)
Pierre de Ronsard est un poète français humaniste, né en 1524 et mort en 1566. Surnommé le « prince des poètes », il est aussi une des figures importantes de la Pléiade, mouvement auquel appartenait pour exemple du Bellay. Il a longtemps écrit pour la famille royale et notamment au moment du massacre des protestants. S’il est donc un artiste de cour, il n’en est pas moins un poète de l’amour, aux multiples femmes inspiratrices. Parmi ses écrits les plus célèbres, on peut ainsi évoquer Les Amours (1552) et Les Odes (1550-1552). Ici, le paysage de forêt est un théâtre amoureux, un prétexte pour évoquer l’amour du poète.

PAYSAGE
La terre est rouge
Le ciel est bleu
La végétation est d'un vert foncé
Ce paysage est cruel dur triste malgré la variété infinie des formes végétatives
Malgré la grâce penchée des palmiers et les bouquets éclatants des grands arbres en fleurs fleurs* de carême
Blaise CENDRARS,
Feuilles de route, 1924

Vue de l'Île d'Otaheite
(Tahiti) ; dessin de Hodges William, XVIIIème siècle
« Ce paysage est cruel dur triste malgré la variété infinie des formes végétatives »Blaise Cendrars est un écrivain né suisse, puis naturalisé français. Il est né en 1887, et mort en 1966, et composa aussi bien des poèmes que des essais et romans. Son oeuvre est particulière-ment inspirée par ses voyages, avec un mélange de réel et d’imaginaire. Mais il fut aussi marqué dans sa création par sa blessure à la main droite, infligée au combat lors de la 1
ère Guerre Mon-diale, qui modifia sensiblement son rapport à l’écriture. On compte parmi ses écrits les recueils Du monde entier, ou encore Feuilles de Route. Le poème, issu de cette dernière oeuvre, raconte un paysage dont la représentation, simpliste, n’est pas fidèle à sa réalité visuelle mais à la ma-nière dont le ressent le poète, au regard de son état d’esprit.
MARINE
Les chars d’argent et de cuivre –
Les proues d’acier et d’argent
Battent l’écume,
Soulèvent les souches des ronces
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l’est,
Vers les piliers de la forêt, -
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.
Arthur Rimbaud,
Illuminations
, 1872
« Marine » est un poème du recueil
Illuminations d’Arthur Rimbaud publié en 1886. Bien qu’inspiré par les parnassiens et les romantiques, il est aussi un des emblèmes du symbolisme, plus une école qu'un mouvement auquel appartenait Paul Verlaine aussi dont il était très proche. Le symbolisme fait du symbole la condition même de l'art, Arthur Rimbaud fait de sa poésie une exploration de l’inconnu. Tout sens immédiat disparaît au profit d’hallucinations, d’« illuminations » colorées, qui créent un univers merveilleux et féérique. Dans « Marine » un dizain aux vers libre, Rimbaud dessine un paysage de chaos où terre et mer se mêlent.

Paul Klee, Port et Voiliers
, 1937
« Petites barquettes à aileron de requin qui bondissent entre les lames de fond »
BAHIA
Lagunes églises palmiers maisons cubiques
Grandes barques avec deux voiles rectangulaires renversées qui
ressemblent aux jambes
immenses d’un pantalon que le vent gonfle
Petites barquettes à aileron de requin qui bondissent
entre les lames de fond
Grands nuages perpendiculaires renflés colorés comme des poteries
Jaunes et bleues
Blaise Cendrars,
Feuilles de route, Au Sans Pareil, 1924
Ce poème montre bien la volonté de Cendrars de créer de toutes pièces un paysage unique. Il tra-duit son désir d’idéal : loin d’être inspiré d’une vision réelle d’un paysage concret, il s’agit d’une adaptation textuelle d’une image née dans l’esprit du poète. On peut parler de « paysage textuel ».