Le Grand Palais propose jusqu'à la mi-janvier 2012 deux expositions pour le prix d’une. Car il y a un « s » à « Bohèmes ». Dans chacune un air entêtant vient à l’esprit. Au rez-de-chaussée, qui traite de l’image du nomade dans les arts à partir du XVe siècle, on sifflote Les Gitans de Dalida. « Avant de repartir pour un nouveau voyage vers d’autres paysages. Sur des chemins mouvants laisse encore un instant vagabonder ton rêve. Avant que la nuit brève le réduise à néant. » Et, au premier, consacré à la vie d’artiste fauché au XIXe siècle, on entonne La Bohème d’Aznavour. « Montmartre en ce temps-là accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres. Et si l´humble garni qui nous servait de nid ne payait pas de mine, c’est là qu’on s’est connu. Moi qui criait famine et toi qui posais nue. »
Ces deux chansons sonnent comme le synopsis du projet tuyau de poêle monté par Sylvain Amic, le nouveau directeur des musées de Rouen. Il a relié ces deux mondes - la
bohème réelle et l’intellectuelle, par Courbet.
« Il est le premier peintre à se revendiquer bohémien ». De fait, dans la célèbre toile
La Rencontre (1854) celui-ci se représente sur la route, matériel dans le dos. Libre ? Absolument libre ? C’est oublier qu’il salue son mécène Alfred Bruyas. Ainsi, d’emblée, la
bohème artistique cache-t-elle un mythe très précisément mis en scène.
Il en va de même avec la vraie, à cette différence notable que les intéressés n’y sont pour rien. Dans deux long tunnels marronnasses - où des empreintes de pas sont imprimés sur la moquette pour évoquer les migrations sur les chemins de terre (quelle lourdeur !) -, peintures, dessins et sculptures du XVe à la fin du XIXe participent à l’ancrage de stéréotypes négatifs touchant les tsiganes (chrétiens de l’est chassés par l’Ottoman) et les gitans (chrétiens du sud chassés d’Andalousie). Qu’importent les origines et les causes : toute cette engeance, tout ces va-nu-pieds, ce n’est que voleurs de poules, vide-goussets, mendiants et liseuses de lignes de la main. À peine humains, ils vivent avec des chèvres et des ours. Amic s’emploie à souligner ces poncifs pour mieux les démonter, tandis que de son côté Robert Carsen en rajoute dans la scénographie mélo.
Grand ami des gens du voyage, témoin de leur condition réelle, et cinéaste à l’œil gourmand (
Latcho Drom,
Gadjo Dilo), Tony
Gatlif apprécie le propos. Ses goûts vont moins aux plus beaux tableaux tel
Diseuse de bonne aventure, chef-d’œuvre de Georges de la Tour venu du Met de New York. Il préfère un joyeux campement du Hollandais Jan Van de Venne où une femme épouille son petit.
« C’est plus chaleureux et cette vue n’est pas une fiction. Regardez les foulards et les chapeaux : ils sont vrais », assure-t-il. L’enthousiasment également le regard malicieux et le débraillé de
La bohémienne de Frans Hals, la fière nudité de
Carmen Bastian de Maria Fortuny, le visage de Christ basané exécuté par August von Pettenkoffen, les jupes longues et colorées de belles farouches de Karoly Ferenczy ou encore le port altier d’un femme allaitant signé Lajos Tihanyi.
« Voilà la beauté, voilà la sensualité, voilà la noblesse ! »
Par dessus tout Gatlif adore les gravures aussi truculentes que justes de Jacques Callot. Il est un peu son descendant. « Callot a voyagé jusqu’à Rome avec un groupe de bohémiens. » On est loin d’Art et liberté, un violoniste avec encrier et partition peint Louis Gallait. « Rien de plus faux : aucun Rom ne sait écrire sa musique. »
Les roulottes de Van Gogh montre l’écart entre
bohème réelle et revendiquée.
« Le peintre a planté son chevalet à distance, comme s’il en avait un peu peur de ces inconnus », commente
Gatlif. Preuve que les artistes dits maudits ne le sont pas tant que cela. Toutefois l’avant-garde est, depuis les romantiques, à la recherche du primitif, du sauvage, de cet homme authentique qui demeure en contact avec la nature.
Au premier étage, dans des décors si spectaculaires et envahissants qu’ils desservent les œuvres - mansarde miteuse avec papier peint en lambeaux, atelier de rapin encombré de chevalets, café montmartrois, voire gourbi de SDF -, Amic montre comment ces artistes se sont valorisés en se représentant en marginaux en proie aux affres de la création. Incompris génial, le martyr de l’art pour l’art devient une posture, au moins depuis le suicide de Chatterton. À l’autre extrémité du siècle Ma Bohème écrit (quasiment sans ratures) par Rimbaud et l’opéra de Puccini fixeront le mythe de la star écorchée vive. Il est toujours en cours (avec Amy Winehouse en dernier avatar connu).
Tous les modernes subissent l’influence. Jusqu’à Cézanne qui peint son poêle ou Degas qui s’intéresse à l’absinthe. Deux rejetons de la bourgeoisie pourtant. Dans des dizaines de toiles à la similitude frappante, folie, suicide (Decamps, Jules Blin) et guenilles portées ostensiblement (
Chaussures de Van Gogh) constituent la panoplie indispensable à l’artiste. Pendant ce temps, la vraie
bohème endure des maux d’une ampleur. Ils culminent en tragédie. L’exposition se termine par l’inauguration de la salle tsigane à l’exposition Art dégénéré de Munich, en 1937. Et le rappel de l’extermination de plus de 600 000 roms pendant la guerre.
« Bohèmes » au Grand palais jusqu’au 14 janvier. Catalogue, RMN 384 p., 45 €. DVD de Jean-Paul Fargier, RMN, 52 mn, 19,95 €. A lire aussi L´Invention de la Vie de Bohème, 1830-1900 de Luc Ferry, Cercle d’Art, 256 p., 35 €.